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« Nico, je voulais que tu saches, si jamais il m'arrive quoi que ce soit, je te légue ma collection de Tintin. » (George) |
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Chapitre 1
- Alors, George, la forme ?
A la barre de son canot de pêche , un ami de mon père , le capitaine
Michael Legoaster mâchonne un mégot humide .
- La dernière fois que je t'ai pris à mon bord , tu n'étais
pas plus haut qu'un casier à homard !
Cette seule phrase suffit pour que Nico pouffe de rire devant mon visage qui
devait être parfaitement ahuri . Nico ... les années avaient
beau passer , elle n'avait rien perdu de sa beauté . Ni de son
caractère ,d'ailleurs ! Quoi qu'il en soit , elle était
venue passer un peu de temps avec moi sur la petite île de Kuziadenn ,
loin de cette larve de Lobineau . Cette île appartient à ma famille
depuis des siècles et lorsque je n'y suis pas , elle est totalement
inhabitée . " Kuziadenn » ... un nom breton pour une
île californienne , étrange ironie du sort . Quoique ... un
de mes ancêtres , Yvonnig de Kerkadec , avait des origines plus ou moins
bretonnes et avait donc légué à Kuziadenn une bonne part
des vieilles légendes de cette partie de la France . Mais je ne m'y
étais jamais intéressé de près .
A l'avant du canot , Legoaster pointe son doigt vers une vieille bâtisse
surmontée d'une tour .
- Tu la reconnais , George ? me demande-t-il .
Puis il se penche vers nous et chuchote :
- Etes - vous au courant que le fantôme est revenu ?
( et voilà , c'est reparti ...)
- Le fantôme ? Quel fantôme ? questionne Nico tout en essayant sans
succès de rester sérieuse et de dissimuler le rire qui manque
de s'échapper de sa gorge .
- Mais enfin , George ne vous a pas dit que l'île est hantée
?!? A moins qu'il ne le sache pas lui-même ...
( tiens , il a compris que je l'ignorais , cette histoire )
- Hantée ? répète Nico .
- Blimey , mais bien sûr ! Certaines nuits , quand le vent de nord-ouest
souffle fort , on aperçoit une lueur dans l'ancienne tour, comme
si on avait allumé une bougie . On ne l'avait pas vu depuis longtemps
, mais là , ça fait bien deux mois que plusieurs d'entre
nous l'ont aperçu , la nuit , pendant la pêche . Il paraîtrait
que ce serait le fantôme d'Yvonnig qui attend son départ
pour le royaume des morts ...
( c'est à mon tour de m'étrangler )
Je sursaute :
- Yvonnig ?... mon ancêtre ?
- Ouais , mon gars ! Quatre cent ans qu'il attend , le pauvre ! Remarquez
, vu les horreurs qu'il a commises , il l'a mérité
, sa punition ! Mais je préfère me taire , ça porte malheur
de parler des vieilles histoires ...
( c'est probablement n'importe quoi , mais Nico et moi , ça
nous amuse )
- Non , non , continuez , quelle est l'histoire du fantôme ?
(pure question de journaliste , ça ...)
- Pas question , coupe le capitaine , on va s'attirer le mauvais sort
. J'en ai déjà trop dit .
( bof ... pour ce qui est du mauvais sort , on commence à être
habitués , Nico et moi )
Legoaster se tait . Même enfant , lorsqu'il prenait cette expression,
je n'avais jamais su dire s'il était sérieux ou non
.
Le bateau approche du vieux quai et y accoste en douceur . Nous déchargeons
les valises et les cartons de provisions ; puis Legoaster repart vers la côte
d'Oakland au son du diesel qui crachote . Nous voilà seuls sur
l'île . Regards en biais l'un vers l'autre , deux sourires
ravis et de grands éclats de rire finissent par retentir sur la baie
sablonneuse , à la tombée du jour .
Chapitre 2
Les jours suivants , nous passons des heures à faire de la plongée
en apnée , au milieu des rochers . Nico aimerait explorer le Roh Du ,
c'est-à-dire la " roche noire » , un petit récif
qui affleure à la surface , en face du quai de Kuziadenn .
La plupart du temps , il est immergé ; seuls quelques remous sont visibles
.
Mais je refusais catégoriquement . Il y a des courants violents dans
ce coin .
Du coup , Nico ne cesse plus d'essayer de me convaincre . Je résiste
sans broncher à ses argumentations qui finissent toujours par tomber
à l'eau (c'est le cas de le dire ) jusqu'au moment
où elle m'attaque de plein front en me lançant des paroles
plus tranchantes pour moi que la lame d‘un couteau :
- George , tu es désespérant ! Franchement , André aurait
été bien plus audacieux que toi ... lui au moins ...
( je sens une bouffée d'indignation monter en moi tandis qu'elle
savoure l'effet de ses paroles )
- Ok , ça va , tu as gagné : on ira explorer le Roh Du . Mais
si il y a un problème , tu ne pourras pas dire que tu n'auras pas
été prévenue ...
- Ah , tout de même ! C'est triste qu'il faille recourir à
André pour te faire entendre raison , tu ne trouves pas ?
( elle avait toujours cette lueur ironique dans le regard mais elle me souriait
: de toute évidence , elle savait parfaitement que je baissai les armes
devant ce sourire ...pauvre de moi . )
- Evite simplement de mentionner son nom devant moi , ça me rend malade
!
Nous rentrons dans la salle à manger pour le déjeuner . Un tableau
est accroché au-dessus de la table : le décor est facilement reconnaissable
, c'est l'anse de Kuziadenn avec son quai, qui devait être
neuf à l'époque . Une barque est couchée sur le sable
. Au premier plan , il y a un portrait : celui d'Yvonnig de Kerkadec .
A chaque repas , j'ai l'impression désagréable d'être
observé ; c'est sûrement à cause de cette histoire
de fantôme ...
- D'après le calendrier des marées , la mer sera basse à
21 heures . On partira avant pour ne pas être gênés par les
courants .
Chapitre 3
Dans la lumière du soir , nous nous préparons sur la plage :
combinaisons , palmes , masques et lampes étanches sont de la partie
. En bonne et due forme de galanterie , je me glisse en premier dans l'eau
( ouuh , pas chaude ...)
Le soleil est déjà bas sur l'eau , et ses rayons n'éclairent
plus le fond de la mer . A quelques mètres sous la surface , des algues
brunes ondulent comme de longs tentacules . En pas moins de cinq minutes , nous
atteignons le récif .
- Bon , ben ... allons-y !
- Mmm , Mmm ! me répond Nico dans son tuba.
Nous nageons autour du récif
; puis Nico prend une grande inspiration , se plie en deux et ... seules
ses palmes sortent de l'eau, avant de disparaître dans l'obscurité
. Depuis la surface , j'ai du mal à la suivre des yeux . La tâche
claire de sa peau s'assombrit jusqu'à se dissoudre sous les
rochers et les secondes commencent à défiler , imperturbables
, tandis que je scrute le fond de l'eau . Nico devrait bientôt remonter
. Toujours rien .
Elle peut retenir sa respiration assez longtemps mais tout de même ...(
je commençais sérieusement à m'inquiéter )
Et ce fichu soleil qui continuait à poursuivre sa course dans le ciel
sombre , totalement indifférent à nos ennuis !
Ce n'est pas possible , il est arrivé quelque chose !
Chapitre 4
Tout à coup , j'entends une voix , comme dans un rêve :
( il faut vraiment que j'arrête d'entendre des voix ; on finirait
par me prendre pour un descendant de Jeanne d'Arc )
- George , je suis là , dans le rocher !
Tour d'horizon autour de moi : personne ...
- George , c'est fantastique , je suis DANS le rocher , juste à
côté de toi ! Si tu voyais ta tête !
( c'est ça .. Très drôle .)
La voix de Nico sort de la roche , par de petites ouvertures que j'aperçois
entre deux colonies de berniques .
- Viens me rejoindre , continue-t-elle . Descends à la verticale , tu
vas trouver une faille , c'est l'entrée !
Je plonge tête la première dans la nuit fraîche et trouve
la faille en question : je m'y glisse lentement entre les deux énormes
mâchoires de granit pour finalement déboucher dans une petite caverne
, à peine éclairée par les dernières lueurs du jour
.
Nico est là , frissonnant dans l'humidité .
- C'est dingue ! ( je ne trouvais rien de mieux à dire )
Par une étroite ouverture , j'entrevois la surface sombre de la
mer et la côte qui se détache encore sur le ciel . Mais brusquement
, un courant d'air glacé pénètre dans la caverne
. Une odeur nauséabonde se répand , une odeur qui me donne franchement
envie de vomir .
- Qu'est-ce que c'est que cette odeur ? s'inquiète
Nico . Ne me dis pas que c'est toi ?
- Vraiment très spirituel ... évidemment que ce n'est
pas moi !!!
En revanche , ce que c'est , là , bonne question ...
Puis la nuit semble nous envelopper d'un seul coup ; c'est alors
qu'Elle apparaît , immense , debout , immobile , enveloppé
d'un brouillard putride et elle nous fixe .
( mais c'est pas possible , voilà que j'ai des hallucinations
! )
Au premier regard , je l'aie reconnue : enveloppée dans son long
manteau noir , sa faux à la main , et sous la capuche ce visage , ou
plutôt cette absence de visage , ces deux orbites vides qui brillent d'un
étrange éclat sans lumière ... C'est le Spectre ,
la Mort elle-même ! Je suis incapable de faire un seul geste .
(et visiblement , je ne suis pas le seul à être victime d'hallucinations
si j‘en crois le visage de Nico )
Chapitre 5
Nico pousse un cri à me déchirer les tympans puis elle se raidit
, le visage figé dans une expression de surprise . Ses yeux devenus vitreux
regardent le Spectre , droit devant elle , et se met finalement à parler
. Mais la voix qui sort de sa bouche n'est pas la sienne :
- Ecoutez-moi , écoutez bien ...
On dirait que la Mort parle à travers elle , d'une voix sinistre
et grinçante . ( mais qui voudra me croire , bon sang ?!? Qui ? )
- Il y a longtemps , Yvonnig de Kerkadec a commis des crimes abominables . Quand
je suis venu le chercher pour l'emporter , il avait la conscience si lourde
qu'il aurait fait chavirer la Barque des Morts .
Nico est toujours là , immobile . Seules ses lèvres bougent au
ralenti . Des gargouillis répugnants font couler un filet de bave sur
son menton ( elle se serait vue , je n'ose même pas imaginer sa
réaction ) . Je tente de la toucher pour qu'elle revienne à
elle mais seulement ...
- Ah !
Je pousse un cri de douleur . Une main invisible me serre le bras avec une force
inimaginable et m'empêche de faire un geste .
La voix continue de parler via la bouche de Nico :
- J'ai refusé qu'Yvonnig embarque . Je l'ai condamné
à rester sur Kuziadenn jusqu'à ce que les deux Elus , l'un
homme , l'autre femme , accomplissent le rite . Ils devront être
réunis par leurs lointaines origines sans distinction quelconque car
l'on ne sait qui l'on est que si l'on sait d'où
l'on vient . Alors seulement , Yvonnig pourra monter dans la Barque des
Morts .
J'éprouve des difficultés considérables à
comprendre ce qu'Elle dit , mon cœur bat à tout rompre dans
ma poitrine et fait beaucoup trop de bruit ...
- Yvonne laissé un message sur Kuziadenn dans lequel il explique comment
accomplir le rite . Dans trois jours , aux douze coups de minuit , ce sera l'anniversaire
de la mort d'Yvonnig . Tri diou , kreiznoz ! Cherchez et trouvez LE message
, sinon ... c'est VOUS qui paierez pour lui et embarquerez dans la
Barque mortuaire !
Aussi soudainement qu'Il est apparu , le Spectre disparaît , et
son rire se perd en un dernier souffle particulièrement malodorant.
La force qui me serrait le bras me relâche d'un coup et je me précipite
vers Nico . Elle est glacée , mais je peux sentir les pulsations de son
sang . Elle vit . Nous restons silencieux pendant de longues minutes , interminables
.
Alors seulement Nico réagit ; sans un mot ni un regard , elle allume
sa lampe : là où quelques instants plus tôt se tenait la
Mort,
le faisceau blanchâtre éclaire une sculpture , un étrange
bas-relief gravé dans le granit . Il représente une barque , à
bord de laquelle se tiennent trois personnages : un homme avec une corde autour
du cou , un soldat armé d'un sabre et un squelette .
Je me rends brusquement compte que nos pieds baignent maintenant dans l'eau
fraîche :
- La mer monte , dis-je . Il faut sortir d'ici .
J'entraîne Nico par la main et la lui tiens pour nager ( je ne l'ai
jamais vue aussi pâle ) jusqu'à ce que nous retrouvions enfin
la plage . La nuit s'est presque complètement abattue sur nous
.
Un peu bêtement ( un peu ? Ou beaucoup ? Allez savoir ...) je demande
:
- ça va ? Tu te souviens de ce qui t'est arrivé ?
Nico hoche la tête ; elle a retrouvé sa voix normale :
- Mon corps ne m'obéissait plus ...
- La Mort ! On a vu la Mort ! Tu te rends compte ?
- Oui ... et d'ailleurs , ce n'était pas n'importe
quelle Mort , George .
- Pardon ?
- C'était l ‘Ankou , George . La Mort Bretonne .
- Oh et on peux savoir comme tu sais ça ?
- Tu l'as entendu , non ? Tri diou kreiznoz , c'est du breton ;
mais je ne sais pas ce que ça signifie .
- Génial , ça nous avance vraiment beaucoup . Et pourquoi ça
nous tombe dessus , à ton avis ?
- Aucune idée . Enfin , pour toi , si , c'est logique : tu descends
d'Yvonnig ,non ? Pas besoin de chercher plus loin . Mais pour moi , là
, c'est une autre paire de manches ...
- Merci pour ton soutien , Nico je n'aurais pas pu trouver mieux
- George ...
- Ok , ok ... mais c'était peut-être une hallucination
, à cause de la profondeur ...
- Gros malin , et ça , c'est un mirage ?
Nico me montre son bras : il porte une marque rouge , comme si on avait serré
une corde autour et sur mon bras ... la même marque est visible .
Chapitre 6
Nico réfléchit à haute voix :
- L'Ankou a dit qu'Yvonnig sera libéré lorsque les
deux Elus accompliront le rite . Et il faut que ce soit un homme et une femme
, c'est évident . Maintenant , reste à savoir pourquoi ,
sans compter que nous n'avons que trois jours pour le découvrir
, sinon on aura vraiment l‘éternité pour chercher la solution
...
( c'est bon , pas besoin de me le rappeler à tout bout de champ
)
Tout à coup , une image me revient :
- La barque ! Celle qu'on a vu dans le Roh Du , elle ressemble à
une peinture qui se trouve dans la chapelle de Kuziadenn !
- Tu en es sûr ?
- Sûr et certain ; j'en mettrais ma main au feu !
- Ok ,on y va !
Nous courons jusqu'à la vieille chapelle , isolée au milieu
de la lande . La porte s'ouvre en grinçant tandis que nous reprenons
notre souffle et que j'allume ma lampe .
- Allons voir ...
Je fais lentement le tour de l'autel , rongé par le temps , fendu
de haut en bas . Au pied , une maquette de bateau tombe en poussière
.
- Mouais , dis-je , ça ne nous avance pas vraiment ...
Mais Nico semble littéralement fascinée par le haut du mur , sur
lequel nous devinons une fresque à moitié effacée .
- Regarde ! me lance Nico .
La fresque en question représente une farandole de personnages vivants
- les uns riches , les autres pauvres - et morts qui se tiennent par la main
. Ils dansent avec la Mort , devant laquelle nous sommes tous égaux.
L'un des squelettes se tient debout à l'avant d'une
barque ...
- Le même que celui de la caverne , affirme Nico .
Chapitre 7
Ne trouvant rien de plus , nous quittons la chapelle d'un pas fatigué
. Dehors , un petit vent frais balaie la lande et vient doucement lécher
nos visages . J'ai l'impression de marcher dans un film au ralenti
.
- Il y a deux solutions possibles , m'annonce Nico . Ou on se dit que
c'est un cauchemar et on en rigole , ou on se dit que tout ça est
vrai ...
- Pour être tout à fait franc avec toi , je n'ai pas vraiment
envie de rigoler . J'ai surtout envie de filer d'ici .
- Eh bien , c'est parfait parce que moi aussi , figure-toi ! Tu as un
moyen de nous faire traverser la mer ?
- Hmmm... , il y a bien la petite barque que prenait mon père pour
me balader avec quand j'étais petit . Elle doit se trouver dans
l'ancien hangar .
- Génial ! Alors , qu'est ce qu'on attend ?
Nous dévalons le sentier comme des éperdus et , après une
course folle , nous arrivons au hangar pour y fouiller sous les bâches
et trouver la barque qui était censée nous amener loin de cet
endroit . Mais je laisse échapper un soupir :
- Pourrie . Complètement foutue .
Nico , de colère , frappe sur la coque de son poing qui traverse le bordé
qui lui-même éclate dans un bruit sec .
( la météo Nicole Collard annonçait ciel orageux . Mieux
valait ne pas trop la contrarier , si je tenais à la vie . )
- Tu crois qu'on peut la réparer , George ?
- Laisse tomber , c'est la peinture qui la tient debout .
Nous remontons à la maison en traînant la patte . Si seulement
Legoaster avait l'idée sublime de passer , là , tout de
suite ! On lui ferait une de ces fêtes ! Mais pour le moment , nous sommes
bel et bien coincés sur Kuziadenn .
Une boule dans la gorge , au niveau de ma pomme d'Adam , je résume
la situation d'un ton las :
- Reste à trouver le message d'Yvonnig ...
Chapitre 8
Le lendemain matin , je me réveille fatigué , en sueur . Je ne
me souviens pas avoir jamais aussi mal dormi : l'Ankou me poursuivant
en agitant sa faux , un voyage en bateau en compagnie de squelettes , des pieuvres
nous attirant vers le fond de la mer , la suffocation , etc ...
Nico est déjà attablée devant un bol de céréales
mais personnellement , je n'ai vraiment pas faim . Sans compter que ce
fichu portrait d'Yvonnig est toujours là , comme pour nous rappeler
à l'ordre . Je tourne en rond , fais les cent pas , m'assois
, me relève ... je dois vraiment être secoué , j'ai
l'impression que ce portrait me suit du regard . Nico essaie de faire
une analyse de la situation :
- La barque sculptée du Roh Du nous a déjà mené
quelque part : on a retrouvé le squelette dans la chapelle , et il est
probable qu'elle joue un rôle dans toute cette histoire . Il doit
également y avoir , sur l'île ,un pendu et un soldat armé
d'un sabre ...
- Tu te souviens de ce qu'a dit l'Ankou ?
- Quoi ?
- Que les Elus devaient être réunis par leurs lointaines origines
... car l'on ne sait qui l'on est que si l'on sait d'où
l'on vient .
- Oui , et alors ?
- Alors , ça veut dire que tu as forcément toi aussi un ancêtre
d'origine bretonne , ayant vécu à la même époque
qu'Yvonnig et peut-être même que leurs chemins respectifs
se sont croisés un jour . Mais de quelle manière ?
- Un ancêtre d'origine bretonne ... laisse-moi réfléchir
un instant ... oui ,maintenant que tu m'y fait penser , mon père
m'avait une fois parlé d'un certain breton ,Jehan , qui aurait
vécu au 16ème / 17ème siècle , à la même
époque que La Fontenelle .
- La Fontenelle ?
- C'était un bandit . Dès l'âge de 15 ans ,
avec sa bande de truands , il terrorisa toute la Bretagne . Puis il fut arrêté
, condamné au supplice et exécuté à Paris en 1602
.
- Allons voir au grenier , nous y trouverons peut-être des indications
? Qui sait ?
Ce grenier est un véritable bric-à-brac . Dans la pénombre
et la poussière s'entassent des caisses , un vieux cheval à
bascule ,des piles de journaux ...et j'en passe et des meilleures
!
- Eh bien , ironise Nico ,on n'a pas fini de chercher ...
- Tu as une meilleure solution à nous proposer ?
- Non .
- Dans ce cas ...
Nous inspectons chaque recoin . Après avoir avalé une bonne dose
de poussière , il me semble trouver quelque chose d'intéressant
: c'est un cahier extrêmement vieux , couvert d'une écriture
fine . Je commence à la déchiffrer et , soudain , pousse un cri
de surprise :
- L'histoire d'Yvonnig !
Nico vient s'asseoir à côté de moi .
D'après ce que je comprends , ce cahier appartenait à un
arrière grand-oncle qui avait fait de grandes recherches sur la vie de
mon ancêtre . Je lis à haute voix :
- " Yvonnig de Kerkadec était un compagnon de La Fontenelle , un
chef de bande qui a vécu à la fin du XVIème siècle
. Ensemble , avec leur petite armée de bandits , ils décimèrent
la Bretagne ,notamment la région de Douarnenez . La Fontenelle était
réputé pour sa cruauté et finit par être exécuté
à Paris . »
( ça confirmait ce que Nico m'avait expliqué quelques heures
auparavant )
Après quelques pages , je commence à comprendre pourquoi Yvonnig
avait la conscience trop lourde . Je reprends ma lecture :
- " C'est à cause du massacre de Penmarc'h ! Yvonnig
et la bande attaquent la ville ... Yvonnig fait irruption dans une maison
, tue toutes les personnes s'y trouvant et s'aperçoit après
coup qu'il vient d'égorger la famille de JEHAN , son ami
d'enfance ! Il ne savait même pas que ce dernier s'était
installé à Penmarc'h car Jehan l'avait renié
depuis qu'il était devenu un criminel ... »
- Quelle horreur ! souffle Nico en fronçant les sourcils .
Je murmure :
- Et voilà . Si Yvonnig n'avait pas tué Jehan , nous n'aurions
pas le couteau sous la gorge à notre tour ...
Chapitre 9
A l'aube du deuxième jour , j'ai encore plus mal dormi que
la veille . Le vent n'a eu de cesse de souffler et il fait un temps à
ne pas mettre un chien dehors ( sauf peut-être mon cher Numéro
20 : je ne sais pas s'il a véritablement apprécié
son dernier bain ...).
Il est 10 heures du matin lorsque nous apercevons un canot approcher de la côte
de Kuziadenn mais , étrangement , ce n'est pas celui de Legoaster
...
- Qui que ce soit , je l'embrasse ! s'exclame Nico .
- Je te demande pardon ?!?
- C'était une façon de parler , George . De toute manière
,on ne lui laisse pas le temps de s'amarrer et on file d'ici !
- Je me demande si ...
- Si quoi , maintenant ?
( ah ... épais brouillard annoncé sur la météo
Nicole Collard . Prudence fortement recommandée .)
- Si c'est vraiment la bonne solution . Cette histoire de rite , j'y
crois .J'ai la sale impression que même si on allait se planquer
en plein Sahara , l'Ankou nous retrouverait ! Nous n'avons pas le
choix : trouvons le message et annulons le sort !
Nico est comme foudroyée . Ce serait si facile de sauter dans cette barque
et de dire adieu à cette île de malheur ! Elle me regarde droit
dans les yeux, jugeant la cohérence de mes propos , puis murmure :
- Tu as sans doute raison .
Un type à la barbe phénoménale que je n'ai encore
jamais vu accoste le quai .
- Legoaster est malade , nous explique-t-il . Il m'a demandé de
venir aux nouvelles .
- Malade ? Demande Nico en blêmissant . Qu'a-t-il ? C'est
grave ?
Le bonhomme soupire :
- On n'en sait fichtre rien . Il était en pleine forme, et , hier
matin , paf ! Il s'apprêtait à venir vous voir avant de se
retrouver face contre terre , avec une tête de cadavre . Il s'est
couché mais il est gelé , même sous quatre couvertures de
laine . Le toubib ne comprend pas , il ne voit rien d'anormal .
Encore un événement étrange ! Et si ce malaise n'était
pas un hasard ? Legoaster savait des choses sur cette histoire de fantôme
, il aurait pu nous aider . Mais tout est en train de se dérouler comme
si on voulait nous empêcher de lui parler !
- Et pour vous ? demande le marin . Tout se passe bien ?
Nico et moi échangeons un bref regard , à la Shakespeare : lui
dire ou ne pas lui dire ? Telle est la question ... Nico me fait "
non » de la tête . Je me retourne vers le bonhomme et affiche un
sourire serein .
- Nous ? Nous ne pourrions pas aller mieux ! dis-je sur un ton enjoué
.
( Cet incapable de Haiku MacEwan n'aurait pas pu faire plus convaincant
, comme réponse . )
Après quelques nouvelles , Nico l'interroge :
- Nous voudrions savoir si ... quelqu'un a déjà été
pendu sur l'île de Kuziadenn ?
Le type repousse sa casquette bleue sur le haut de son front :
- Pendu ? Ma doué , vous êtes de sacrés drôles , vous
deux ! Qu'est-ce que vous leur voulez , aux pendus ?
Je réponds immédiatement avec une pointe d'agacement dans
la voix :
- Oh , rien ... juste leur passer la corde au cou , comme à tout
pendu digne de ce nom .
- Je vous demande pardon ?
Nico prend le relais en souriant ( baromètre au beau fixe sur la météo
Nicole Collard : autant en profiter ! ) :
- Hmmm... c'est une simple curiosité .
- Je n'ai jamais entendu parler d'une pendaison sur l'île
, explique le marin . Les exécutions , dans l'ancien temps , c'est
au Menez Kroug qu'elles avaient lieu , sur le continent . Ce n'est
pas pour amuser les touristes qu'on l'a appelé comme ça
!
- Ah ? Qu'est-ce que cela signifie , au juste ?
- C'est du breton , bien entendu , ça veut dire le Mont de la Potence
. Il est juste à la sortie de Kérégal , sur la petite route
de la côte .
- C'est très intéressant , dit Nico en prenant un air inspiré
. Et vous connaissez un endroit qui vous ferait penser à un soldat ,
un guerrier armé d'un sabre ?
Le type plisse ses petits yeux . Visiblement , il se demande ce qu'on
fabrique ! Finalement ,il déclare :
- Je ne vois que le Beg ar Gleze .
Je m'exclame :
- C'est la pointe au nord de Kuziadenn !
- Ouais mon gars , ça veut dire la Pointe de l'Epée , à
cause de sa forme , je suppose .
- Génial ! s'écrie Nico . Merci beaucoup !
Et sans plus attendre , elle m'attrape par la main et commence à
courir vers la maison .
- Mais bon sang , expliquez-moi ! crie le marin
- A bientôt ! Embrassez Legoaster pour nous ! répond Nico sans
se retourner .
J'ai rarement vu Nico aussi stressée . Je dois bien avouer que
de mon côté , je traîne une espèce de nœud ,là
, dans le ventre ... Le temps passe , et nous n'avons toujours aucune
idée du rite que nous devons accomplir . Pour la première fois
de ma vie , j'ai peur de mourir .
Chapitre 10
Dans la salle à manger ,j'étale la vieille carte de Kuziadenn
sur la table . Dehors , le vent n'a fait que forcir . Maintenant , ce
n'est plus une petite pluie fine mais de véritables cordes liquides
qui s'abattent sur la terre . Je déplace lentement mon doigt sur
la carte , tandis que Nico me regarde faire , sans rien dire :
- Là , c'est le Beg ar Gleze , la Pointe de l'Epée
, avec le soldat. Là ,il y a la chapelle et la fresque , avec le squelette
. Et enfin là , c'est le Menez Kroug avec le pendu . Nous avons
nos trois lieux , un pour chaque marin de l'Enfer . Et ils se sont regroupés
exactement là , dans la caverne sous-marine du Roh Du ...
- Et maintenant , ça nous fait une belle jambe ! proteste Nico .
Elle s'approche du portrait et le regarde dans les yeux :
- Je commence à en avoir ras-le-bol des histoires d'Yvonnig ! Ce
portrait aussi me fait peur . J'ai l'impression qu'il voit
réellement , pas toi ? C'est étrange ... D'habitude
il regarde devant lui , mais là , je trouve qu'il a les yeux tournés
sur le côté ... comme s'il observait la croix !
Un ancien crucifix est en effet accroché au mur , au-dessus de la porte
. Je me lève et me colle le nez au portrait ( je dois avoir l'air
vraiment malin ...) : c'est vrai qu'il regarde le crucifix .
Mais le catéchisme et moi ... enfin bref , je ne vois pas en quoi
cela pourrait nous aider . Nico commence vraiment à être sur les
nerfs et décide d'aller se reposer un peu pour se les calmer ,en
me laissant seul face à cette carte et à mes pensées .
Les heures passent ... et continuent inéluctablement de passer ,
encore et encore . Je commence à baisser les bras alors que le soleil
approche de son coucher . Mais tout à coup , la solution jaillit en moi
comme une étincelle de lumière :
- Une croix ! C'est une croix !
Je fonce à l'étage comme un dément et me met à
appeler Nico en tambourinant sur la porte de sa chambre . Elle a à peine
le temps de sortir que je suis déjà en train de l'emmener
en bas , bon gré ,mal gré .
- Tu peux m'expliquer ce qui t'arrive ?
- Regarde sur la carte , Nico : si je relie la chapelle au Roh Du par un trait
,et la Pointe de l'Epée au Mont de la Potence par un autre , je
dessine ...?
- Une croix ... murmure Nico à mi-voix .
- Et qu'est-ce qu'il y a au milieu de la croix ?
- Le vieux quai .
- Allons-y !
Chapitre 11
La pluie ruisselle sur le granit rose de l'ancien quai de Kuziadenn qui
est si solidement encastré dans la roche qu'il semble être
là depuis que l'île a émergé des eaux . En
tout cas et faute de quoi , il était déjà là à
l'époque d'Yvonnig . Je réfléchis à
voix haute , Nico sur mes talons :
- Il y a deux possibilités . Ou il a gravé des indications quelque
part , ou il a aménagé une cachette dans la pierre . Pour y cacher
quoi ? Mystère ...
Transis de froid , trempés jusqu'aux os , nous passons près
de deux heures à regarder partout , le visage cinglé par les violentes
bourrasques mais nous ne trouvons pas la moindre marque gravée . En conséquence
de quoi nous prenons chacun un bâton à l'aide desquels nous
commençons à sonder les pierres les unes après les autres
. Le granit produit un bruit mat : in n'y a aucun doute possible , c'est
du costaud .
Enfin , vers le milieu du quai , mon bâton finit par produire un son creux
.
- Il y a une cavité là-dessous ! Vite , aide-moi , on va essayer
de faire bouger ce bloc ! Nico ,essaie de voir dans le hangar si tu ne peux
pas trouver quelque chose qui puisse nous aider , s'il te plaît
.
Aussitôt dit , aussitôt fait : Nico revient en courant du hangar
avec un marteau et une barre de fer en main . Nous nous relayons pour creuser
le joint autour du petit bloc de granit en y mettant autant de rage l'un
que l'autre . Nous n'avons plus de temps à perdre : demain
soir , à minuit ,ou nous accomplissons le rite , ou bien ...
Enfin , la dalle de granit bascule , dévoilant à nos yeux écarquillés
ce qui y était caché et que je m'empresse d'attraper
: c'est une sorte de boule noire aplatie .
- Eh , c'est gluant ! Qu'est-ce que c'est que ce ... truc
, à ton avis ?
- Aucune idée , George , mais tiens ça loin de moi ; c'est
tout ce que je te demande .
Je plonge la lame de mon couteau à coquillages dans la masse poisseuse
( j'avais appris à ne pas , ou plutôt ne PLUS fourrer ma
main n'importe où , surtout lorsqu il y a une éventuelle
présence d'araignée dans le coin ... ) :
- Il y a quelque chose de solide à l'intérieur ! Un trésor
, peut-être ?
- George , sois sérieux ...
Je finis par dégager une boîte en fer bien protégée
dans son manteau de glue . Yvonnig devait se douter que ça risquait de
prendre un peu de temps avant que quelqu'un ne trouve la cachette ...
J'ouvre délicatement la boîte , pour en sortir un petit parchemin
qui frissonne dans le vent . Il est couvert d'une écriture fine
et nerveuse , l'écriture d'Yvonnig .
Le seul petit problème , c'est que c'est écrit en
breton .
Chapitre 12
Le lendemain matin , le troisième et peut-être le dernier , la
mer est houleuse , d'immenses nuages noirs se bousculent au-dessus de
Kuziadenn et une tache sombre danse à l'horizon ...
- Un canot ! C'est Legoaster !
Nous nous précipitons dehors alors que secouée par le clapot ,
sa petite embarcation vient s'appuyer toute seule contre le mur du quai
. Le vieux marin est complètement emmitouflé dans son ciré
, a une tête à faire peur , avec de grandes cernes sous ses yeux
fatigués . Il se tient difficilement sur le capot de son moteur . Je
m'empresse de lui demander de ses nouvelles :
- Legoaster ! Comment vous sentez-vous ?
- Pas terrible , les jeunes , il m'arrive un truc ... étrange
. Le toubib n'a pas la moindre idée de ce que je peux avoir ...
Mais vous , ça va ? nous demande-t-il d'un air soudain inquiet
.
- Legoaster , il faut absolument que nous vous parlions .
- Je m'en doutais . Je vous écoute !
Nico et moi descendons le plus près possible de la barque du capitaine
. Il est tellement faible qu'il semble incapable de quitter le canot .
- C'est au sujet du fantôme ...
- Quoi ? Vous l'avez vu ?
- Non , pas vraiment . Mais nous avons vu pire !
Au fur et à mesure que je lui narre notre rencontre avec l'Ankou
, le visage du capitaine s'assombrit .
- Vous ... Vous avez vu l'Ankou ...Vous avez vu l'Ankou
...
C'est ce moment précis que choisit Nico pour sortir le parchemin
d'Yvonnig et le tendre à Legoaster . Ce dernier le parcourt lentement
des yeux , puis nous le traduit :
- " Fils de mes fils , je te salue . Tu es celui par lequel mon secret
est révélé aux yeux du monde ... »
Yvonnig raconte ensuite comment l'Ankou a refusé de le laisser
embarquer mais l'a autorisé à laisser ce message , pour
expliquer en quoi consiste le rite :
- " Les Elus devront se rendre dans un lieu de lumière et demander
mon pardon en traçant un signe de croix avec mon propre et unique sang
ainsi que celui de ma victime dont mes mains seront à jamais enduites
. Ce signe de croix devra être tracé au-dessus de tout Kuziadenn
. »
- Avec son sang !?! Mais c'est impossible !
Brusquement , un grondement de tonnerre nous assourdit , nous indiquant un début
d'orage . Aussitôt , le clapot forcit autour du canot de Legoaster
, lequel est obligé de se cramponner pour ne pas tomber par-dessus bord
.
- Gast ! Qu'est-ce que ...?
Les remous décollent brutalement l'embarcation du quai et l'entraînent
vers le continent . Je tends ma main au capitaine pour le retenir mais il est
déjà trop tard .
- Ne vous en faites pas pour moi ! Accomplissez le rite !
Legoaster s'éloigne , trop faible pour lutter contre la force de
l'eau déchaînée . Nico et moi restons les bras ballants
dans les bourrasques de pluie et de vent : je n'ai jamais vu ça
. Le courant s'enroule tel un serpent autour de la vieille coque , alors
que Legoaster nous crie encore :
- Le rite ! N'oubliez pas ! Avec son sang et celui de sa victime ! Ce
soir !
Nous ne l'entendons plus . Entraîné par un véritable
tourbillon , le bateau disparaît derrière la pointe rocheuse ,
en direction du port .
Il n'y a plus de doute possible , l'Ankou est là , quelque
part . Je sens sa présence maléfique , de plus en plus oppressante
. Nous devons accomplir le rite ce soir , à minuit , et nous ne savons
même pas où .
Chapitre 13
23 h 30 . Déjà . Un orage comme on en a rarement vu fait exploser
le ciel , zébré d‘éclairs éblouissants , de
Kuziadenn .
Les roulements du tonnerre vibrent dans le sol , des trombes d'eau lavent
le granit salé par l'air marin .
Toute la journée , je me suis creusé la tête pour imaginer
comment devrait se dérouler le rite . Il faudra bien qu'on fasse
semblant de quelque chose ! Nous sommes cependant d'accord sur un point
: pour tracer un signe de croix " au-dessus de tout Kuziadenn »
, nous utiliserons la carte de l'île .
Mais où trouver du sang d'Yvonnig ? Nous avons fouillé la
maison de fond en comble , de la cave au grenier , en espérant trouver
une fiole contenant des restes coagulés ou un tissu avec de vieilles
taches d'hémoglobine ... Rien .
Et où donc s'installer pour la cérémonie ? Sur le
quai ? En haut de l'ancienne tour ?
Depuis que la nuit est tombée , Nico est littéralement scotchée
à la fenêtre , regardant la pluie qui crépite violemment
sur les carreaux . Son visage s'éclaire d'une lueur bleutée
à chaque fois qu'un éclair déchire les nuages noirs
. Ses yeux sont cernés par l'angoisse , comme doivent l'être
les miens , mais elle a la faculté étonnante de rester belle ,
malgré la gravité de la situation. Brusquement , elle s'anime
:
- Viens voir ! Vite !
Je me précipite au carreau : les éclairs ont tous l'air
de converger en un même point , quelque part dans la lande , en direction
de ... la chapelle !
- Le lieu de lumière ! s'exclame Nico . C'est peut-être
ça !
Nous courons comme des perdus jusqu'à la chapelle qui semble vaciller
devant nos yeux , à cause de la lumière des éclairs .
( je suis prêt à parier que nous venions de battre à plate
couture tous les records de sprint sur terrain pluvieux ! )
Trempés et claquant des dents , nous repoussons derrière nous
la lourde porte de bois . Les éclairs se succèdent à un
rythme fou , de plus en plus rapide , illuminant le petit autel de pierre à
travers les ouvertures vitrées .
- Si tu me disais qu'on est aux portes de l'Enfer , je te croirais
! me lance Nico .
- Eh , bien , je te l'annonce officiellement : on est aux portes de l'Enfer
...
Je m'approche de l'autel , y étale la carte de Kuziadenn
et jette un coup d'oeil à l'ancienne horloge : minuit
moins cinq . Le vent rugit de plus belle sur au-dessus du pauvre toit d'ardoises
. Du coup , je me lance , ayant bien trop peur de laisser passer le moment fatidique
. En traçant un signe de croix dans l'air , la carte de Kuziadenn
située juste au-dessous de celui-ci , j'improvise en bredouillant
:
- Yvonnig , tu vas enfin être délivré et tu pourras monter
dans la Barque des Morts , pour gagner le repos éternel . Nous n'avons
pas réussi à trouver ton sang mais je fais quand même le
signe de croix ...
Une détonation monstrueuse ébranle toute la chapelle et nous jette
à terre . L'orage ne fait que redoubler de violence . Nico me regarde
avec des yeux terrifiés :
- ça ne marche pas ! On n'a pas trouvé de sang , George
! Je ne veux pas sentir à nouveau Sa main sur mon poignet !
Alors , je tends lentement mes bras , la prend par les épaules , l'attire
doucement vers moi tandis qu'elle enfouit sa tête dans mon cou ,
et je tente de la rassurer :
- Nico ... calme-toi ... on s'en est toujours sortis , non ? Il
n'y a aucune raison pour qu'on y arrive pas cette fois -ci .
Pourquoi donc faut-il que je fasse le héros alors que mes mains tremblent
et que mon cœur bat à toute allure dans ma poitrine ?
Pourquoi ? Parce qu'elle a peur . Et peut-être bien plus peur que
moi .
Mais Nico s'arrache à mon étreinte , se rue vers la porte
, glisse sur le pavé trempé pour s'étaler de tout
son long en se taillant le poignet sur un bout de ferraille qui dépasse
du mur . Je me précipite vers elle . Il va bientôt être minuit
: c'est foutu . Avec des yeux de pierre , elle fixe son poignet qui saigne
, qui saigne ... Le sang ! Elle lève lentement les yeux et me regarde
, mettant en moi nos derniers espoirs . On a encore une chance !
Je frappe d'un le bout de ferraille d'un grand coup de poing , ça
fait un mal de chien mais ça saigne ! Et ces gouttes de sang qui s'écrasent
sur le sol mouillé , ce sont des gouttes du sang d'Yvonnig et de
Jehan , sa victime , pour Nico . Nous sommes leurs descendants ! Et aussi des
triple idiots de ne pas avoir compris plus vite ( je me serais donné
des gifles ) !
J'aide Nico à se relever puis nous nous jetons sur l'autel
. Main dans la main , blessure contre blessure , nos deux sangs unis , nous
traçons un signe de croix précipité sur la carte , barbouillant
Kuziadenn de rouge . Aussitôt , un bouquet d'éclairs converge
sur le paratonnerre fiché au sommet de la chapelle : le bruit est insoutenable
!
Nous restons un long moment recroquevillés sur le sol , l'un contre
l'autre , les yeux et le visage cachés dans nos mains , alors que
s'abat sur Kuziadenn un silence de mort , plus violent encore que le brouhaha
qui le précédait . Sur l'horloge , il est indiqué
minuit ...et quelques secondes .
Chapitre 14
Nous regagnons lentement la maison . La nuit est maintenant paisible , comme
s'il n'y avait jamais eu de tempête . Seules les flaques d'eau
témoignent du cataclysme dans l'herbe détrempée de
la lande .
- Je ne sais pas exactement ce qui s'est passé , mais il s'est
passé quelque chose ...
- Regarde ! crie soudain Nico en montrant du doigt l'horizon .
Sur la mer tranquille , un point lumineux s'éloigne à une
vitesse inimaginable .
- Ce serait dans le ciel , je dirais que les Martiens viennent de débarquer
mais là , je dirais plutôt que c'est ... la Barque des
Morts ?
- Aucun bateau ne peut se déplacer aussi vite , confirme Nico alors que
la lumière vient de disparaître au large . George , je crois qu'on
a réussi ! Yvonnig est parti ...
- J'espère bien parce que si c'est le Paradis , c'est
moins marrant que ce qu'on m'avait promis ... et le portrait
?
Nous nous précipitons dans la salle à manger de la maison :
Le portrait d'Yvonnig est toujours là , apparemment intact .
- Je le trouve changé , remarque Nico . Mais je n'arrive pas à
dire pourquoi ...
- La barque ! Elle a disparu !
Derrière Yvonnig , on voit en effet toujours le quai de Kuziadenn , mais
la petite barque qui attendait la marée n'est plus là ;
la plage est déserte . Et le regard d'Yvonnig ne se plante plus
dans nos yeux comme auparavant . Ses pupilles sont ternes et il semble regarder
sans voir .
- Yvonnig est vraiment parti ... dis-je en comprenant que nous venons d'échapper
à la mort , une fois de plus .
Chapitre 15
Ce soir , nous sommes revenus sur le continent pour participer à la
fête médiévale sur le port . Tout le monde se déguise
selon la tradition sauf nous , allez savoir pourquoi ...
A un moment , je me retrouve sur le quai avec Nico , un peu à l'écart
, pour nous reposer du bain de foule . Une grande charrette s'arrête
à notre hauteur en couinant . L'homme qui la conduisait s'approche
lentement de nous , le visage caché sous une capuche de toile noire alors
qu‘une odeur affreuse se répand , qui me donne envie de vomir ,
et nous murmure d'une voix étrange quelque chose qui ressemble
à :
- Pegen Kaloneg !
Puis il repart en tirant sa charrette . " Pegen kaloneg ! » ça
veut dire " Chapeau , quel courage ! » . Voilà que je comprends
le breton , maintenant ! Mais qu'importe maintenant !
Nico et moi nous asseyons au bord du quai sans rien dire . Et l'essentiel
... oui , il était là , l'essentiel , juste à
côté de moi .
Je ne peux m'empêcher de poser une question à Nico :
- Tu m'en veux pour toute cette histoire ?
Elle reste silencieuse mais lève lentement la tête vers moi et
sur mes lèvres , je sens la douce pression qu'exercent les siennes
... Je ferme mes yeux .
( Finalement , c'était pas si mal , tout ça ...)
FIN
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Cette histoire est librement inspiré et adapté du texte de Bertrand
Fichou (par pur coïncidence).
© Bintalight 2003