Little Big Adventure, une oeuvre duelle en quête d'identité
par Damien Lebrun | 28.04.2020 | Article

En 1992, la société Infogrames édite le jeu Alone in the Dark développé au sein de la même société. Encore perçu comme précurseur du genre horrifique dans le domaine vidéoludique, le jeu connaît un très grand succès. À la tête du projet, Frédérick Raynal est entouré du game designer Didier Chanfray, de l'infographiste Yael Barroz et du compositeur Philippe Vachey, avec le soutien de Laurent Salmeron. Fort de leur succès, cette petite équipe quitte Infogrames l'année de la parution du jeu pour fonder le studio Adeline Software et se lancer dans un nouveau projet.
Pour ce dernier, Frédérick Raynal est accompagné de Laurent Salmeron au scénario, à la conception et à la programmation tandis que Didier Chanfray définit la ligne esthétique avec Yael Barroz. Philippe Vachey reprend quant à lui les commandes en tant que compositeur. Le produit de cette collaboration paraît en 1994. Il s'agit de Little Big Adventure. Le titre sera très bien accueilli par la presse spécialisée et obtiendra un grand succès en France, si bien qu'un second épisode sera mis en chantier pour paraître en 1997.
Lors de la création, toute l'équipe s'est entendue pour s'écarter radicalement de l'esthétique horrifique de leur jeu précédent. Frédérick Raynal souhaite adopter des formes plus « rondes » et « mignonnes » selon ses propres termes, mais tout en conservant un récit « mature ». Ce premier choix inscrit d'emblée Little Big Adventure dans la dualité, une dualité et une recherche de l'équilibre qui parcourt l'ensemble de l'oeuvre.

Une introduction nourrie d'ambivalence
Dès la désignation du lieu et du personnage principal, la figure du double s'installe. Le récit se déroule sur la planète Twinsun et met en scène Twinsen, une double itération sans équivoque du terme anglais « twin » signifiant « jumeau ». La dualité du planétoïde Twinsun s'explique par sa disposition. Il est entouré de deux soleils et muni d'une ceinture de glace à l'équateur qui dessine la limite de deux faces opposées. Twinsun se montre semblable à la figure mythologique de Janus et possède deux visages.
Le cadre et le récit eux-mêmes, comme le souhaitait Frédérick Raynal, s'opposent. Dès les premiers mots de l'introduction, le planétoïde, distinct de la planète, participe à une esthétique mignonne qui se retrouve dans l'ensemble du titre. En ce sens, les habitants de Twinsun épousent la forme de lapin, les Lapichons, d'éléphant, les Grobos, de boule, les Bouboules, ou encore d'humanoïde tout en rondeur, les Quetschs. Pourtant, dans ce milieu coloré et rebondi que l'on peut qualifier d'enfantin, un récit politique sombre se déroule. Le Dr FunFrock, au pouvoir, soumet les habitants de Twinsun à la tyrannie à l'aide d'une armée créée par des technologies de pointe.
Cette opposition se poursuit avec la cinématique d'introduction montrant le rêve de Twinsen. S'y mêle un sentiment positif à la vue du héros traversant le ciel à dos de dragon jusqu'à venir se poser sur un dôme de glace immaculée, et un sentiment négatif lorsque ce personnage observe finalement depuis cet endroit la destruction subite de son monde.

Des genres jumeaux
Le visage enfantin et positif de l'oeuvre rejoint la forme classique du conte. Le récit s'adresse a priori à un jeune public pour lequel il se montre attirant dans sa forme. Le merveilleux déjà cité côtoie de grandes lignes relativement simples : la femme de Twinsen, Zoé, est accusée de l'aider et arrêtée sans qu'il puisse réagir alors qu'il venait de la rejoindre. Twinsen devra alors rétablir cet équilibre bouleversé en la retrouvant. L'objectif de Little Big Adventure est ainsi posé dès les premières minutes de jeu, il s'agit de retrouver l'amour.
Avec cette approche, le récit politique sollicitant davantage la raison passe au second plan pour se concentrer sur une narration plus sensible provoquée par le déchirement amoureux. Autre caractéristique du conte, Zoé rappelle à Twinsen qu'il possède chez lui une balle magique et une tunique, objets merveilleux qui s'avèreront indispensables au héros pour rétablir l'équilibre.
Le conte prend finalement forme en respectant ce qui fonde son essence : l'oralité. L'introduction donne une place de premier ordre à la narration. Le jeu raconte une histoire au joueur, si bien qu'on pourrait le trouver bavard aujourd'hui, mais cette entrée en matière se veut révélatrice de l'importance de l'acte de conter pour organiser le cadre du récit. L'aspect conté, généralement associé à la brièveté, l'émergence du merveilleux et d'une esthétique du mignon, font écho au « Little » du titre.

Cependant, cette petitesse s'oppose à un mal démesurément grand. La tyrannie du Dr FunFrock semble omniprésente sur la petite planète. Son armée occupe chaque parcelle et la technologie du clonage lui permet de la multiplier à l'infini. Twinsun est soumis à une surveillance implacable. Le déséquilibre initial apparaît comme particulièrement profond et en faveur d'un seul individu : le Dr FunFrock. Les compositions de Philippe Vachey elle-même installent globalement une atmosphère pesante. Cette incursion dans le conte d'un pouvoir politique dominant que ne pourrait combattre qu'un personnage extraordinaire instille progressivement dans le récit le registre épique.
Les paronymes Twinsun et Twinsen font immédiatement naître dans notre esprit un lien unique entre les deux. Avant même qu'il ne soit reconnu comme un héros sur sa planète, ce qui renforcera leur identité commune, Twinsen est déjà indéfectiblement lié à elle. Cette symbiose est appuyée par la séquence du rêve. Le planétoïde semble dévoiler au héros son avenir et ses inquiétudes. Le joueur apprend plus tard que ce pouvoir lui est offert par les divinités qui peuplent le noyau de Twinsun, les Sendell. Twinsen n'évoque alors plus seulement un lien avec sa planète dont il partage le « twin » mais aussi avec ces divinités dont il porte le « sen ». Cette identité extraordinaire, de demi-dieu à la jonction du terrestre et du surnaturel, fonde le caractère du héros épique.
Outre l'incursion du divin, un autre motif récurrent de l'épopée se trouve dans le voyage. La situation du personnage semble dès le début du jeu réduite littéralement à une cellule de la planète dans laquelle il vit, cellule dont il se libèrera rapidement, débutant sa traversée des frontières. Twinsen s'échappe ensuite de la prison, puis de l'île de la Citadelle dont le seul nom évoque également une enceinte insurmontable. Pourtant, notre héros est un voyageur inarrêtable. Il est celui capable de franchir, d'aller au-delà. Il traversera chaque île, franchira l'Hamalayi, barrière de glace de son monde, et parviendra jusqu'à l'île de la Forteresse, ultime lieu à atteindre dont le toponyme reflète la Citadelle des débuts du jeu. Comme il en partage l'âme, Twinsen domine la surface de sa planète.

Enfin, l'épopée se caractérise dans l'importance qu'elle donne à la notion de destin. Et celui de Twinsen est mis en valeur tout au long du récit. Avant même de découvrir qui sont les Sendell, Twinsen découvre qu'il se trouve au coeur d'une prophétie le conduisant à sauver le monde. Il n'y est pas explicitement nommé mais plusieurs personnages qu'il rencontre le désignent comme l'« élu » de cette prophétie. Le doute se dissipe lorsque Twinsen découvre dans sa cave qu'il est l'héritier d'Hégésippe qui avait déjà combattu un certain LeBorgne, écho lointain de FunFrock, et qui possédait lui aussi un lien avec les Sendell. Cette découverte révèle un lien ancestral entre Twinsun et le Dr FunFrock, deux personnages de la race des Quetschs, à la fois semblables et antagonistes.
Un jumelage générique du conte, le « Little », et de l'épopée, le « Big », peut donc s'observer. Cette association n'est pas sans rappeler Le Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien, paru en 1954, oeuvre dans laquelle un héros enfantin est, comme Twinsen, confronté à une force omnisciente et maléfique. Cependant, Little Big Adventure s'approprie le conte épique en l'opposant lui-même à un genre bien différent, le récit d'anticipation ou dystopique. Ce croisement pourrait s'illustrer par une rencontre du Seigneur des Anneaux avec d'autres romans magistraux, 1984 de George Orwell, et Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, publiés respectivement en 1949 et 1953. Ces deux romans dépeignent des sociétés soumises à un totalitarisme porté par la technologie et l'uniformisation de la pensée.
Quoique plus ancré dans la science-fiction que dans l'anticipation, une association semblable s'était déjà réalisée dans les films Star Wars de George Lucas, dont le premier est sorti en 1977. On y retrouve l'introduction narrée très proche du conte qui pose un cadre temporel incertain : « Il y a bien longtemps, dans une galaxie très très lointaine », comme le récit épique du jeune Luke Skywalker à la filiation tragique. Ces films auront probablement marqué la jeunesse des membres de l'équipe concevant le jeu. La place importante que tient le sabre y paraît frappante en ce sens. Quoique sans laser, il tient déjà un rôle dans Alone in the Dark avant de devenir l'une des armes les plus puissantes de Little Big Adventure. L'arme blanche apporte une esthétique qui lui est propre et rapproche les corps combattants. Bien que les affrontements se fassent jusqu'alors à distance avec la balle magique, le sabre s'impose face au Dr FunFrock, et contraint Twinsen à se tenir à proximité de son double malfaisant avant de l'éliminer.

La balance de la justice
Dans Little Big Adventure, la dystopie se révèle plus proche des deux romans cités puisque ses sociétés paraissent semblables aux nôtres : nous y trouvons des pharmacies, des véhicules motorisés, des stations de ski… En parallèle, le pouvoir dictatorial est figuré par les bâtiments gigantesques de l'Île de la Forteresse. Cette architecture colossale fait écho à l'architecture communiste, régime dont s'inspirait 1984 pour dépeindre un système politique moderne hypersécuritaire et hypersurveillée. Autre trait récurrent de la dystopie, la technologie est associée au mal. Le Dr FunFrock détient seul le pouvoir en employant des robots meurtriers et reproductibles à volonté grâce au clonage.

Cette détention de la variété et l'effacement de la différence, absorbée par une force uniforme, font émerger l'injustice dès les prémices du récit, jusque dans l'expérience du joueur. S'il peut montrer de l'empathie pour Twinsen, enfermé pour avoir « mal rêvé », le joueur se trouve lui-même dans une situation injuste en ce que lui est dévoilé un monde merveilleux dont on le prive de la découverte puisque le personnage qu'il occupe est détenu en prison.
Le jeu s'avère en outre particulièrement difficile. L'entrée en matière s'avère délicate et rejoindre la maison du héros demande un effort inhabituel pour un début de jeu d'aventure. Cette difficulté prend sens dans l'impossibilité d'explorer, ce qui provoque une frustration en totale contradiction avec le genre. Il n'est pas possible de visiter les lieux au risque d'être éliminé rapidement. Il faut donc se rendre au plus vite chez le personnage, où l'attend sa femme. Ces retrouvailles mettront de nouveau le joueur à rude épreuve lorsqu'il est exposé à la vanité de son effort, Zoé ayant été brutalement arrêtée. Le jeu impose au joueur de la rejoindre et ce choix émotivement compréhensible s'achève sur une conséquence violente qui peut laisser entendre qu'il s'agissait d'un mauvais choix.

Tout au long du jeu, l'injustice se dessine également dans la soumission du joueur à une certaine esthétique du totalitarisme qui crée un fort contraste avec celle du monde vivant de Twinsun. Celle-ci est notamment perceptible à travers le motif du livre et la force du langage qui, à l'instar de 1984 et Fahrenheit 451, sont rejetés par le tyran. Si la Bible est citée explicitement dans l'oeuvre de Ray Bradbury, elle est figurée dans Little Big Adventure à travers le livre de Bù qui revête la forme massive des recueils sacrés. Cet ouvrage hiératique est détenteur de la vérité et du pouvoir de délier les langues jusqu'à permettre à Twinsun de communiquer avec les animaux de sa planète. Autre référence à la symbolique judéo-chrétienne sacralisant le langage, la prophétie, ou Légende, du jeu est enfermée dans l'enfer de la bibliothèque de l'Île Principale.

Outre la négation du langage, et ainsi de la pensée, l'esthétique totalitaire est aussi formelle ; les soldats qui semblent identiques et l'armée homogène de clones symbolisent une uniformité physique. L'individu est effacé au profit d'une globalité à la forme et à la pensée unique, concentrée dans le personnage du Dr FunFrock.
Cette représentation des armées, inspirée entre autres du militarisme nazi, est illustrée dans Star Wars mais aussi dans une littérature destinée à la jeunesse française avec la bande dessinée Astérix de Goscinny et Uderzo, créée en 1959. Si Astérix donnait aux armées de César les allures du régime de Vichy tandis que la Seconde Guerre mondiale était terminée, Little Big Adventure dépeint un régime inquiétant soutenu par un tyran dont le portrait caricature une figure politique montante de l'extrême droite en France à l'époque de la sortie du jeu, Jean-Marie Le Pen. La référence à ce dernier se perçoit visuellement, par la carrure du Dr FunFrock et son visage massif, à l'écoute, par la diction qui lui est attribuée, mais aussi plus subtilement par le nom de son ancêtre : un pirate nommé LeBorgne.

Jean-Marie Le Pen perd son oeil gauche dans les années 1970 et porte pendant plusieurs années un bandeau, symbole de la piraterie dans l'imaginaire européen. C'est au début des années 1980 que Jean-Marie Le Pen abandonne cet attribut pour revaloriser son image, notamment en vue de l'élection présidentielle de 1988. Pour cette élection, il défendait l'idée que la sécurité était la première liberté du citoyen et s'opposait à une société « pluriculturelle » et « multiraciale ». Il obtient pour son parti un score inattendu et devient une figure majeure du nationalisme français.
Little Big Adventure paraît l'année précédant les élections présidentielles de 1995, à laquelle Jean-Marie Le Pen se présente de nouveau, et questionne la notion d'identité. En plus d'un héros international au coeur d'un récit à la croisée des genres, le jeu exacerbe les différences et les réunit dans l'humour. Non seulement Twinsen est un voyageur qui a le mal de mer, mais les habitants de sa planète prennent la forme de boules, d'éléphants et de lapins aux couleurs variées. Tous arborent un large panel d'accents francophones qui renforcent leur singularité. Et si chacun a ses différences, son caractère, tous vivent pourtant ensemble sur chaque île. En comparaison, la planète maudite de Zeelich du second épisode représente chaque race vivant sur une île où elle évolue en vase clos. Mais dans ce premier épisode, l'entente naïve entre les habitants illustre le cosmopolitisme et vient directement s'opposer à l'uniformité et la peur de l'autre. Twinsen peut s'adresser à tous les habitants et apparaît comme un héros à l'écoute tout en soutenant nombre d'entre eux dans sa quête.

Pour conclure, Little Big Adventure se présente comme une oeuvre de la mixité. Son héros est sa planète, comme sa planète est son héros. Cette oeuvre dépasse les frontières génériques, conduit à dépasser des frontières terrestres, à s'affranchir des frontières sociales pour combattre un ennemi unique et commun qui s'oppose à la pluralité et à la différence. Elle conte aux joueurs en 1994 le combat épique d'un héros défendant une identité planétaire, nourrie par la tolérance et unique par sa multiplicité. Véritable témoignage d'une époque, Little Big Adventure a été pétri dans la volonté de l'ouverture à l'autre en partageant sa genèse avec celle de l'Union européenne en 1992 – 1993.

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