Sherlock Holmes et la Rose Tatouée : un trésor perdu à redécouvrir
par Xavier Bargue | 21.04.2020 | Article
Sherlock Holmes et la Rose Tatouée (1996) fait partie des jeux d'aventure tombés dans l'oubli. Sortie discrète, difficulté élevée et gameplay « années 90 » en full motion video ont valu une absence totale de postérité à ce jeu pourtant excellent à bien des égards. Accrochez votre ceinture, on repart 24 ans en arrière pour nous plonger dans cette aventure méconnue de l'ami Sherlock.

Si je vous dis « jeux vidéo Sherlock Holmes », vous répondez « Frogwares ». Bonne réponse, vous marquez un point. Mais vous auriez pu en marquer un autre en répondant « Mythos Games ». Ah bon me direz-vous, sans dissimuler votre air circonspect.
Hé oui ! Pour votre défense, personne ne se souvient de Mythos Games, studio de développement britannique créé en 1988 et disparu en 2001. Le studio, spécialisé dans les jeux de stratégie, n'a fait qu'une courte incartade dans le monde du jeu d'aventure avec sa série The Lost Files of Sherlock Holmes... tombée dans l'oubli. Comme quoi, son nom était prédestiné.
The Lost Files of Sherlock Holmes : deux jeux totalement différents
Alors c'est quoi, The Lost Files of Sherlock Holmes ? Tout simplement une série de deux jeux vidéo composée de The Case of the Serrated Scalpel (1992) et The Case of the Rose Tattoo (1996). Seul le second opus a connu une édition française sous un titre à rallonge : Les Dossiers secrets de Sherlock Holmes : L'Affaire de la rose tatouée. Nous l'appellerons La Rose Tatouée dans la suite de cet article, vous ne m'en voudrez pas.
La Rose Tatouée, donc, est sensée être la suite narrative de The Serrated Scalpel. Sherlock Holmes y retrouve divers personnages du premier opus et se remémore avec eux des éléments de la précédente affaire. Lorsqu'on ne connaît pas The Serrated Scalpel, certains dialogues prennent ainsi des tournures inattendues avec des domestiques ou des vendeurs qui se révèlent être de vieilles connaissances. Rien de gênant : les deux enquêtes sont totalement indépendantes et les deux épisodes peuvent être joués dans le désordre sans problème.
Heureusement d'ailleurs, car honnêtement il faut être très motivé pour jouer de nos jours à The Serrated Scalpel. J'ai essayé, j'ai abandonné. Ce jeu de 1992 se caractérise par des graphismes que nous qualifierons gentiment de moches et une interface « à la LucasArts » que seuls les inconditionnels de Monkey Island sauront pardonner.

The Case of the Serrated Scalpel (1992)
À l'inverse, La Rose Tatouée est une belle réussite graphique. Arrières-plans très détaillés, animations agréables, personnages filmés sur fond bleu et parfaitement incrustés dans les décors (full motion video) : bref, c'est le jour et la nuit entre les deux épisodes de la série. Au point qu'on a du mal à croire que les deux jeux ont été développés par le même studio. Bien sûr, ne nous emballons pas, La Rose Tatouée a quand même vieilli. Le jeu a presque 25 ans. Mais si vous avez une âme de retrogamer, cela ne vous choquera pas.

Un véritable scénario de roman
Tout cela est très bien, me direz-vous, mais est-ce une raison suffisante pour ressortir ce vieux jeu du grenier ? Non, en effet ma bonne dame. Il y a heureusement d'autres raison, la première d'entre elles étant le scénario du jeu, digne d'un véritable roman de Conan Doyle.
Pas de panique, on ne vous révélera pas ici les tenants et aboutissants de l'enquête, qui sont décrits sur Wikipédia si le sujet vous intéresse. On retiendra simplement ce pitch initial qui constitue l'introduction du jeu : par une journée d'automne, Sherlock Holmes reçoit un message de son frère Mycroft qui lui demande de venir le voir dans les plus brefs délais au club Diogène. Alors que Holmes et Watson arrivent devant le bâtiment, une explosion s'y produit. Mycroft est gravement blessé. Pour Scotland Yard, du même avis que Sherlock Holmes, il s'agit d'une simple fuite de gaz. Pour Watson, plus clairvoyant que le grand détective (une fois n'est pas coutume), il pourrait s'agir d'une attaque intentionnelle.

Démarre ainsi une enquête dans laquelle on plonge pendant des dizaines d'heures. La Rose Tatouée se caractérise en effet par une durée de vie extrêmement longue, largement supérieure à celle de la plupart des autres jeux d'aventure. Joueur très occasionnel, il m'a fallu 3 mois pour terminer ce jeu d'octobre 2019 à janvier 2020 !
L'aventure se déroule aux quatre coins de Londres dans des environnements particulièrement réalistes, allant des appartements cossus du West End aux quartiers populaires de Spitalfields. Les dialogues (prononcés en anglais, traduits en français à l'écran) sont très riches et confèrent à chaque personnage une forte personnalité. Vous croiserez ainsi une femme marxiste, des membres de la haute société à la moralité contestable, des fonctionnaires parfois bornés, d'autres parfois laxistes... ces personnages sont d'autant plus crédibles qu'ils sont joués par de vrais acteurs.
Au passage, on remarquera qu'un grand nombre de personnages sont directement issus du Canon, c'est-à-dire des aventures de Sherlock Holmes écrites par Arthur Conan Doyle. Outre Mycroft et Lestrade, on retrouve également Mrs Hudson, l'inspecteur Gregson ou encore le jeune Wiggins. De manière évidente, le scénariste était un véritable holmésien, attaché à créer un jeu conforme à l'univers du détective et au cadre de l'époque victorienne.

Sherlock Holmes plus acerbe que jamais !
Sherlock Holmes est lui-même une incarnation particulièrement fidèle du héros imaginé par Conan Doyle. C'est d'ailleurs ici que réside tout le génie de La Rose Tatouée : Holmes a dans cette aventure toutes les qualités mais également tous les défauts évoqués par Watson dans ses écrits. Tout en étant un excellent chimiste et un remarquable enquêteur (il n'hésite pas à s'allonger sur une scène de crime pour examiner les plus petits détails à la loupe), il apparaît également bougon, arrogant, parfois antipathique, et n'hésite pas à enfreindre la loi pour faire avancer son enquête. Bref, le vrai Sherlock Holmes !

Le jeu insiste tellement sur le caractère misanthrope du détective qu'on frôle parfois l'exagération. Mais c'est ça qui est drôle. Dans cette aventure, Holmes n'hésite pas à adresser des critiques cinglantes aux personnages qui ralentissent son enquête, au point que Watson cherche plusieurs fois à le calmer. « Cet homme est d'une bêtise incommensurable » dit-il à propos de Lestrade. « Ce Roach est un idiot congénital, Watson » poursuit-il à propos d'un policier appliquant strictement les ordres qu'il a reçus. Le détective ne se montre pas plus tendre envers Watson au début de l'aventure, puisqu'il envoie paître le bon docteur lorsque celui-ci essaie de le motiver pour enquêter au Diogène.

Le détective flirte même parfois avec la grande délinquance. Au ministère de la Défense, pour détourner l'attention d'un employé récalcitrant, il provoque un départ d'incendie. Simple référence à Un scandale en Bohême, me direz-vous. C'est vrai. Que dire alors des méthodes musclées du détective aux bains publics, lorsqu'il envoie un employé dans un bassin tout en essayant d'ébouillanter un client pour lui faire cracher des informations ? Mais derrière ce caractère froid et ces méthodes peu orthodoxes se cache une âme sensible. À tout moment, Holmes peut observer Watson et faire une remarque sur ce que semble ressentir son éternel ami. De même, lorsqu'il va trop loin, Holmes est pris de remords. Tel est le cas avec Wiggins, dont la vie est mise en danger lors d'une mission que lui confie le détective. Ni une ni deux, ce dernier ira immédiatement délivrer le pauvre garçon en lui présentant ses excuses.
On notera enfin, au sujet de Sherlock Holmes, que son physique n'est pas sans rappeler celui de l'acteur Jeremy Brett dans la célèbre série Sherlock Holmes de la Granada, diffusée de 1984 à 1994. La ressemblance n'est certainement pas un hasard, la popularité de cette série télévisée expliquant sans mal que les créateurs du jeu aient calqué le détective du jeu sur ce modèle alors présent à l'esprit de tous les holmésiens férus de petit écran.

Watson a froid : le souci omniprésent du détail
Watson retrouve également ici la personnalité ambivalente que lui a conféré Conan Doyle, appréciant aussi bien le confort du fauteuil de Baker Street que l'aventure, arme au poing, en compagnie du détective. Mais surtout, la grande nouveauté, c'est que Watson a froid ! Il faut dire qu'il ne fait pas chaud, à Londres, en automne, surtout lorsqu'il n'y a pas de chauffage central. La plupart des pièces sont donc chauffées au feu de cheminée et Watson n'hésite pas à s'y réchauffer le bout des mains. Interrogez Watson dans la rue et il vous dira également ce qu'il pense de ce froid glacial.

Cet élément, certes anecdotique, illustre le fait que les créateurs du jeu avaient le goût du détail. Détail dans les graphismes, dans le caractère des personnages, dans la fidélité au Canon, dans le réalisme des scènes : rien n'est laissé au hasard.
Ce même souci du détail se retrouve jusque dans les musiques du jeu. Chaque lieu a son thème, et un même lieu peut avoir plusieurs sous-thèmes selon la pièce dans laquelle le joueur se trouve. Certains thèmes peuvent même évoluer au fur et à mesure de l'enquête. La musique entendue à Scotland Yard ne sera pas la même au début et à la fin du jeu par exemple. Chaque séquence importante est également accompagnée d'une musique qui n'est jouée qu'à ce moment précis de l'aventure. Le travail de composition est donc colossal, avec plus de deux heures de bande son mise bout à bout. Il s'agit surtout d'un travail de grande qualité : les musiques sont agréables, au point qu'on peut traîner dans un lieu pour le simple plaisir d'écouter la musique qui l'accompagne.
Mais pourquoi tant de haine ?
Jusqu'ici, nous n'avons fait qu'encenser ce jeu sans discontinuer. Il n'aurait pourtant pas connu un tel flop s'il n'y avait rien à lui reprocher. Passons donc à la partie la plus drôle : les critiques.
Le grand défaut du jeu tient au fait que la quasi-totalité des personnages (dont on a pourtant dit le plus grand bien précédemment) n'ont aucune envie de vous aider dans votre enquête. Au début du jeu, vous incarnez le Dr Watson. Vous souhaitez entrer au commissariat pour trouver Lestrade, mais un employé en garde l'entrée et vous en empêche. Bon. Qu'à cela ne tienne, vous vous rabattez sur le Diogène pour inspecter les lieux du crime. Rebelote : un gardien vous interdit de passer. Vous allez alors à l'hôpital St Bart pour vous entretenir avec Mycroft, mais la malédiction perdure : l'infirmière en chef refuse de vous laisser voir les patients. Lorsque vous parvenez enfin à contourner le problème, Mycroft se révèle incapable de vous aider. Et lorsque vous toquez gentiment à la porte de Sherlock pour lui demander de l'aide, le détective vous fait comprendre que vous l'importunez. « Mal-aimé, je suis le mal-aimé ! » pourrait chanter Watson. Pour le joueur derrière son écran, c'est à se frapper la tête contre le clavier. Mais ne le faites pas. Lisez plutôt une solution.
Si encore tout cela n'était qu'un petit bizutage d'introduction... mais c'est comme ça tout au long de l'enquête ! Les personnages avec lesquels vous interagissez sont tous plus récalcitrants les uns que les autres. Tout le monde vous déteste, tout le monde vous met des bâtons dans les roues. Ce principe dépasse l'imaginable lorsque l'on arrive dans le quartier populaire de Spitalfields. On y recherche une jeune femme que tout le monde connaît, mais personne ne veut indiquer où elle habite. Des gamins réussissent même à vous voler de l'argent si vous avez la faiblesse de croire qu'ils peuvent vous aider. Un vendeur de fruits et légumes extrêmement récalcitrant parviendra, à lui seul, à vous faire dégainer la solution du jeu au moins deux fois pour contourner sa mauvaise foi.

Un niveau de difficulté parfois disproportionné
Il vous sera d'ailleurs bel et bien impossible de terminer ce jeu sans solution. Et ceci pour une raison simple : l'une des énigmes du jeu n'a tout simplement aucun sens. Ils 'agit de l'une de ces horribles énigmes dont la réponse est un mot que le joueur doit taper au clavier. Ces énigmes sont extrêmement frustrantes lorsque l'on n'a aucune idée du « mot de passe » à entrer. Dans La Rose Tatouée, le problème est poussé à l'extrême : il ne faut pas trouver un mot, mais une phrase ! Et lorsque l'on finit par consulter la solution, on ne comprend absolument pas le lien entre la définition de l'énigme et sa réponse. Impossible, donc, de deviner tout seul.

Autre séquence difficile, et cette fois la solution du jeu ne vous sera d'aucun secours : la séquence de jeu de fléchettes ! Pour parvenir à parler à un personnage récalcitrant (parmi tant d'autres), Holmes devra en effet le battre à un jeu de fléchettes. On abandonne alors le point & click pour passer au jeu de simulation au tour par tour. Première difficulté : connaître les règles du jeu de fléchettes, car il ne suffit pas de viser systématiquement le rond central de la cible. Deuxième difficulté : réussir à battre l'« intelligence artificielle » de l'adversaire... qui se révèle être particulièrement doué. Bon courage ! On trouve encore sur Internet des témoignages (en anglais) de joueurs frustrés ayant dû abandonner le jeu à cause de cette terrible partie de fléchettes. Comme le jeu est non-linéaire (plusieurs séquences peuvent se faire dans le désordre), il est par ailleurs totalement vain d'essayer de trouver sur Internet une sauvegarde réalisée après cette séquence : selon le degré d'avancement des autres quêtes parallèles, vous serez soit projeté en avant dans l'enquête, soit projeté en arrière. Bref, l'enfer.

Une fin qui restera éternellement en suspens
Voilà donc ce que l'on pouvait dire de La Rose Tatouée, qui malgré ses défauts, reste un excellent jeu d'aventure. Au terme de ce jeu-marathon, tout laisse penser qu'un troisième opus était prévu pour compléter la série. À la fin de La Rose Tatouée, le cerveau du crime, l'étrange « Major Mystery », parvient à duper Watson grâce à des complices. Bien que l'honneur de la monarchie soit préservé et que le vol d'une précieuse formule ait été évité, le principal responsable reste donc en liberté.
Les holmésiens auront compris sans difficulté que le Major Mystery est en réalité le professeur Moriarty. L'homme semble à la tête d'un vaste réseau de crime organisé, il bénéficie de l'appui de nombreux complices et la pièce dans laquelle Sherlock Holmes le découvre est remplie de livres de mathématiques.

En somme, le jeu se conclut par la résolution de l'affaire mais la fuite de Moriarty, que Sherlock Holmes ne connaît pas encore sous ce nom. Une suite semblait donc dans les cartons pour poursuivre la série autour de ce dangereux énergumène. Les choses en ont décidé autrement : cinq ans après la sortie du jeu, Mythos Games fermait ses portes.
La disparition de Mythos Games s'est révélée concomitante à la création de Frogwares, qui a repris le flambeau des jeux Sherlock Holmes avec le succès que l'on connaît. De manière amusante, on remarquera que le second jeu holmésien de Frogwares, La Boucle d'Argent, s'inscrit dans un style extrêmement semblable à celui de La Rose Tatouée. Respect de l'univers holmésien, graphismes très détaillés, interface point & click quasi-identique, scénario dense : tout y est. Ceux qui avaient apprécié La Boucle d'Argent devraient donc facilement retrouver leurs marques s'ils se plongent dans La Rose Tatouée. De nos jours, le jeu se trouve en téléchargement gratuit sur les principaux sites d'abandonware : cela vaut le coup d'en profiter !

Sherlock Holmes : La Boucle d'Argent (2004)

Si je vous dis « jeux vidéo Sherlock Holmes », vous répondez « Frogwares ». Bonne réponse, vous marquez un point. Mais vous auriez pu en marquer un autre en répondant « Mythos Games ». Ah bon me direz-vous, sans dissimuler votre air circonspect.
Hé oui ! Pour votre défense, personne ne se souvient de Mythos Games, studio de développement britannique créé en 1988 et disparu en 2001. Le studio, spécialisé dans les jeux de stratégie, n'a fait qu'une courte incartade dans le monde du jeu d'aventure avec sa série The Lost Files of Sherlock Holmes... tombée dans l'oubli. Comme quoi, son nom était prédestiné.
The Lost Files of Sherlock Holmes : deux jeux totalement différents
Alors c'est quoi, The Lost Files of Sherlock Holmes ? Tout simplement une série de deux jeux vidéo composée de The Case of the Serrated Scalpel (1992) et The Case of the Rose Tattoo (1996). Seul le second opus a connu une édition française sous un titre à rallonge : Les Dossiers secrets de Sherlock Holmes : L'Affaire de la rose tatouée. Nous l'appellerons La Rose Tatouée dans la suite de cet article, vous ne m'en voudrez pas.
La Rose Tatouée, donc, est sensée être la suite narrative de The Serrated Scalpel. Sherlock Holmes y retrouve divers personnages du premier opus et se remémore avec eux des éléments de la précédente affaire. Lorsqu'on ne connaît pas The Serrated Scalpel, certains dialogues prennent ainsi des tournures inattendues avec des domestiques ou des vendeurs qui se révèlent être de vieilles connaissances. Rien de gênant : les deux enquêtes sont totalement indépendantes et les deux épisodes peuvent être joués dans le désordre sans problème.
Heureusement d'ailleurs, car honnêtement il faut être très motivé pour jouer de nos jours à The Serrated Scalpel. J'ai essayé, j'ai abandonné. Ce jeu de 1992 se caractérise par des graphismes que nous qualifierons gentiment de moches et une interface « à la LucasArts » que seuls les inconditionnels de Monkey Island sauront pardonner.

The Case of the Serrated Scalpel (1992)
À l'inverse, La Rose Tatouée est une belle réussite graphique. Arrières-plans très détaillés, animations agréables, personnages filmés sur fond bleu et parfaitement incrustés dans les décors (full motion video) : bref, c'est le jour et la nuit entre les deux épisodes de la série. Au point qu'on a du mal à croire que les deux jeux ont été développés par le même studio. Bien sûr, ne nous emballons pas, La Rose Tatouée a quand même vieilli. Le jeu a presque 25 ans. Mais si vous avez une âme de retrogamer, cela ne vous choquera pas.

Un véritable scénario de roman
Tout cela est très bien, me direz-vous, mais est-ce une raison suffisante pour ressortir ce vieux jeu du grenier ? Non, en effet ma bonne dame. Il y a heureusement d'autres raison, la première d'entre elles étant le scénario du jeu, digne d'un véritable roman de Conan Doyle.
Pas de panique, on ne vous révélera pas ici les tenants et aboutissants de l'enquête, qui sont décrits sur Wikipédia si le sujet vous intéresse. On retiendra simplement ce pitch initial qui constitue l'introduction du jeu : par une journée d'automne, Sherlock Holmes reçoit un message de son frère Mycroft qui lui demande de venir le voir dans les plus brefs délais au club Diogène. Alors que Holmes et Watson arrivent devant le bâtiment, une explosion s'y produit. Mycroft est gravement blessé. Pour Scotland Yard, du même avis que Sherlock Holmes, il s'agit d'une simple fuite de gaz. Pour Watson, plus clairvoyant que le grand détective (une fois n'est pas coutume), il pourrait s'agir d'une attaque intentionnelle.

Démarre ainsi une enquête dans laquelle on plonge pendant des dizaines d'heures. La Rose Tatouée se caractérise en effet par une durée de vie extrêmement longue, largement supérieure à celle de la plupart des autres jeux d'aventure. Joueur très occasionnel, il m'a fallu 3 mois pour terminer ce jeu d'octobre 2019 à janvier 2020 !
L'aventure se déroule aux quatre coins de Londres dans des environnements particulièrement réalistes, allant des appartements cossus du West End aux quartiers populaires de Spitalfields. Les dialogues (prononcés en anglais, traduits en français à l'écran) sont très riches et confèrent à chaque personnage une forte personnalité. Vous croiserez ainsi une femme marxiste, des membres de la haute société à la moralité contestable, des fonctionnaires parfois bornés, d'autres parfois laxistes... ces personnages sont d'autant plus crédibles qu'ils sont joués par de vrais acteurs.
Au passage, on remarquera qu'un grand nombre de personnages sont directement issus du Canon, c'est-à-dire des aventures de Sherlock Holmes écrites par Arthur Conan Doyle. Outre Mycroft et Lestrade, on retrouve également Mrs Hudson, l'inspecteur Gregson ou encore le jeune Wiggins. De manière évidente, le scénariste était un véritable holmésien, attaché à créer un jeu conforme à l'univers du détective et au cadre de l'époque victorienne.

Sherlock Holmes plus acerbe que jamais !
Sherlock Holmes est lui-même une incarnation particulièrement fidèle du héros imaginé par Conan Doyle. C'est d'ailleurs ici que réside tout le génie de La Rose Tatouée : Holmes a dans cette aventure toutes les qualités mais également tous les défauts évoqués par Watson dans ses écrits. Tout en étant un excellent chimiste et un remarquable enquêteur (il n'hésite pas à s'allonger sur une scène de crime pour examiner les plus petits détails à la loupe), il apparaît également bougon, arrogant, parfois antipathique, et n'hésite pas à enfreindre la loi pour faire avancer son enquête. Bref, le vrai Sherlock Holmes !

Le jeu insiste tellement sur le caractère misanthrope du détective qu'on frôle parfois l'exagération. Mais c'est ça qui est drôle. Dans cette aventure, Holmes n'hésite pas à adresser des critiques cinglantes aux personnages qui ralentissent son enquête, au point que Watson cherche plusieurs fois à le calmer. « Cet homme est d'une bêtise incommensurable » dit-il à propos de Lestrade. « Ce Roach est un idiot congénital, Watson » poursuit-il à propos d'un policier appliquant strictement les ordres qu'il a reçus. Le détective ne se montre pas plus tendre envers Watson au début de l'aventure, puisqu'il envoie paître le bon docteur lorsque celui-ci essaie de le motiver pour enquêter au Diogène.

Le détective flirte même parfois avec la grande délinquance. Au ministère de la Défense, pour détourner l'attention d'un employé récalcitrant, il provoque un départ d'incendie. Simple référence à Un scandale en Bohême, me direz-vous. C'est vrai. Que dire alors des méthodes musclées du détective aux bains publics, lorsqu'il envoie un employé dans un bassin tout en essayant d'ébouillanter un client pour lui faire cracher des informations ? Mais derrière ce caractère froid et ces méthodes peu orthodoxes se cache une âme sensible. À tout moment, Holmes peut observer Watson et faire une remarque sur ce que semble ressentir son éternel ami. De même, lorsqu'il va trop loin, Holmes est pris de remords. Tel est le cas avec Wiggins, dont la vie est mise en danger lors d'une mission que lui confie le détective. Ni une ni deux, ce dernier ira immédiatement délivrer le pauvre garçon en lui présentant ses excuses.
On notera enfin, au sujet de Sherlock Holmes, que son physique n'est pas sans rappeler celui de l'acteur Jeremy Brett dans la célèbre série Sherlock Holmes de la Granada, diffusée de 1984 à 1994. La ressemblance n'est certainement pas un hasard, la popularité de cette série télévisée expliquant sans mal que les créateurs du jeu aient calqué le détective du jeu sur ce modèle alors présent à l'esprit de tous les holmésiens férus de petit écran.

Watson a froid : le souci omniprésent du détail
Watson retrouve également ici la personnalité ambivalente que lui a conféré Conan Doyle, appréciant aussi bien le confort du fauteuil de Baker Street que l'aventure, arme au poing, en compagnie du détective. Mais surtout, la grande nouveauté, c'est que Watson a froid ! Il faut dire qu'il ne fait pas chaud, à Londres, en automne, surtout lorsqu'il n'y a pas de chauffage central. La plupart des pièces sont donc chauffées au feu de cheminée et Watson n'hésite pas à s'y réchauffer le bout des mains. Interrogez Watson dans la rue et il vous dira également ce qu'il pense de ce froid glacial.

Cet élément, certes anecdotique, illustre le fait que les créateurs du jeu avaient le goût du détail. Détail dans les graphismes, dans le caractère des personnages, dans la fidélité au Canon, dans le réalisme des scènes : rien n'est laissé au hasard.
Ce même souci du détail se retrouve jusque dans les musiques du jeu. Chaque lieu a son thème, et un même lieu peut avoir plusieurs sous-thèmes selon la pièce dans laquelle le joueur se trouve. Certains thèmes peuvent même évoluer au fur et à mesure de l'enquête. La musique entendue à Scotland Yard ne sera pas la même au début et à la fin du jeu par exemple. Chaque séquence importante est également accompagnée d'une musique qui n'est jouée qu'à ce moment précis de l'aventure. Le travail de composition est donc colossal, avec plus de deux heures de bande son mise bout à bout. Il s'agit surtout d'un travail de grande qualité : les musiques sont agréables, au point qu'on peut traîner dans un lieu pour le simple plaisir d'écouter la musique qui l'accompagne.
Intro | Baker Street |
Hôpital St. Bart - Chambre de Mycroft | Chez Pratt - Chambre |
Bains Neville - Salle principale |
Mais pourquoi tant de haine ?
Jusqu'ici, nous n'avons fait qu'encenser ce jeu sans discontinuer. Il n'aurait pourtant pas connu un tel flop s'il n'y avait rien à lui reprocher. Passons donc à la partie la plus drôle : les critiques.
Le grand défaut du jeu tient au fait que la quasi-totalité des personnages (dont on a pourtant dit le plus grand bien précédemment) n'ont aucune envie de vous aider dans votre enquête. Au début du jeu, vous incarnez le Dr Watson. Vous souhaitez entrer au commissariat pour trouver Lestrade, mais un employé en garde l'entrée et vous en empêche. Bon. Qu'à cela ne tienne, vous vous rabattez sur le Diogène pour inspecter les lieux du crime. Rebelote : un gardien vous interdit de passer. Vous allez alors à l'hôpital St Bart pour vous entretenir avec Mycroft, mais la malédiction perdure : l'infirmière en chef refuse de vous laisser voir les patients. Lorsque vous parvenez enfin à contourner le problème, Mycroft se révèle incapable de vous aider. Et lorsque vous toquez gentiment à la porte de Sherlock pour lui demander de l'aide, le détective vous fait comprendre que vous l'importunez. « Mal-aimé, je suis le mal-aimé ! » pourrait chanter Watson. Pour le joueur derrière son écran, c'est à se frapper la tête contre le clavier. Mais ne le faites pas. Lisez plutôt une solution.
Si encore tout cela n'était qu'un petit bizutage d'introduction... mais c'est comme ça tout au long de l'enquête ! Les personnages avec lesquels vous interagissez sont tous plus récalcitrants les uns que les autres. Tout le monde vous déteste, tout le monde vous met des bâtons dans les roues. Ce principe dépasse l'imaginable lorsque l'on arrive dans le quartier populaire de Spitalfields. On y recherche une jeune femme que tout le monde connaît, mais personne ne veut indiquer où elle habite. Des gamins réussissent même à vous voler de l'argent si vous avez la faiblesse de croire qu'ils peuvent vous aider. Un vendeur de fruits et légumes extrêmement récalcitrant parviendra, à lui seul, à vous faire dégainer la solution du jeu au moins deux fois pour contourner sa mauvaise foi.

Un niveau de difficulté parfois disproportionné
Il vous sera d'ailleurs bel et bien impossible de terminer ce jeu sans solution. Et ceci pour une raison simple : l'une des énigmes du jeu n'a tout simplement aucun sens. Ils 'agit de l'une de ces horribles énigmes dont la réponse est un mot que le joueur doit taper au clavier. Ces énigmes sont extrêmement frustrantes lorsque l'on n'a aucune idée du « mot de passe » à entrer. Dans La Rose Tatouée, le problème est poussé à l'extrême : il ne faut pas trouver un mot, mais une phrase ! Et lorsque l'on finit par consulter la solution, on ne comprend absolument pas le lien entre la définition de l'énigme et sa réponse. Impossible, donc, de deviner tout seul.

Autre séquence difficile, et cette fois la solution du jeu ne vous sera d'aucun secours : la séquence de jeu de fléchettes ! Pour parvenir à parler à un personnage récalcitrant (parmi tant d'autres), Holmes devra en effet le battre à un jeu de fléchettes. On abandonne alors le point & click pour passer au jeu de simulation au tour par tour. Première difficulté : connaître les règles du jeu de fléchettes, car il ne suffit pas de viser systématiquement le rond central de la cible. Deuxième difficulté : réussir à battre l'« intelligence artificielle » de l'adversaire... qui se révèle être particulièrement doué. Bon courage ! On trouve encore sur Internet des témoignages (en anglais) de joueurs frustrés ayant dû abandonner le jeu à cause de cette terrible partie de fléchettes. Comme le jeu est non-linéaire (plusieurs séquences peuvent se faire dans le désordre), il est par ailleurs totalement vain d'essayer de trouver sur Internet une sauvegarde réalisée après cette séquence : selon le degré d'avancement des autres quêtes parallèles, vous serez soit projeté en avant dans l'enquête, soit projeté en arrière. Bref, l'enfer.

Une fin qui restera éternellement en suspens
Voilà donc ce que l'on pouvait dire de La Rose Tatouée, qui malgré ses défauts, reste un excellent jeu d'aventure. Au terme de ce jeu-marathon, tout laisse penser qu'un troisième opus était prévu pour compléter la série. À la fin de La Rose Tatouée, le cerveau du crime, l'étrange « Major Mystery », parvient à duper Watson grâce à des complices. Bien que l'honneur de la monarchie soit préservé et que le vol d'une précieuse formule ait été évité, le principal responsable reste donc en liberté.
Les holmésiens auront compris sans difficulté que le Major Mystery est en réalité le professeur Moriarty. L'homme semble à la tête d'un vaste réseau de crime organisé, il bénéficie de l'appui de nombreux complices et la pièce dans laquelle Sherlock Holmes le découvre est remplie de livres de mathématiques.

En somme, le jeu se conclut par la résolution de l'affaire mais la fuite de Moriarty, que Sherlock Holmes ne connaît pas encore sous ce nom. Une suite semblait donc dans les cartons pour poursuivre la série autour de ce dangereux énergumène. Les choses en ont décidé autrement : cinq ans après la sortie du jeu, Mythos Games fermait ses portes.
La disparition de Mythos Games s'est révélée concomitante à la création de Frogwares, qui a repris le flambeau des jeux Sherlock Holmes avec le succès que l'on connaît. De manière amusante, on remarquera que le second jeu holmésien de Frogwares, La Boucle d'Argent, s'inscrit dans un style extrêmement semblable à celui de La Rose Tatouée. Respect de l'univers holmésien, graphismes très détaillés, interface point & click quasi-identique, scénario dense : tout y est. Ceux qui avaient apprécié La Boucle d'Argent devraient donc facilement retrouver leurs marques s'ils se plongent dans La Rose Tatouée. De nos jours, le jeu se trouve en téléchargement gratuit sur les principaux sites d'abandonware : cela vaut le coup d'en profiter !

Sherlock Holmes : La Boucle d'Argent (2004)