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Frogwares, après trois ans de guerre en Ukraine
par Xavier Bargue  |  28.02.2025  |  Article
Au cours de ses aventures, Sherlock Holmes parvient à résister à ses adversaires les plus tenaces, qu'il s'agisse du professeur Moriarty, du colonel Moran, ou du moins célèbre Baron Gruner. Son parcours est, quelque part, à l'image de celui de Waël Amr qui, face à toutes formes d'adversités, parvient depuis 25 ans à tenir le cap et développer le studio Frogwares, qui travaille de nos jours avec une centaine de collaborateurs en Ukraine.

Son parcours a intéressé Le Monde en 2022 (article à lire ici). Il était également, en 2024, l'invité de la BNF à l'occasion d'un colloque intitulé « Ukraine : les studios de jeux vidéo face à la guerre » (replay accessible ici). À notre tour, nous l'avons recontacté pour lui poser nos questions..



Planète Aventure : Avec la guerre en Ukraine, comment fonctionne Frogwares depuis 3 ans ?


Waël Amr : La guerre a commencé juste après le Covid-19. Nous avions pris l'habitude du télétravail et donc nous avons poursuivi avec cette organisation, ce qui fait que nous sommes en télétravail depuis 5 ans maintenant. Cela nous a permis de continuer à développer et éditer nos jeux. À ceci près qu'avec le déclenchement de la guerre à grande échelle le 24 février 2022, on a eu l'impression d'avoir en permanence une épée de Damoclès au-dessus de la tête, surtout pendant les 12 premiers mois du conflit. Pour ma part j'habite désormais entre la France et Kyiv. Nous avons toujours nos bureaux à Kyiv, même s'ils sont peu occupés et qu'ils ont subi un incendie il y a un peu plus d'un an.

Les bureaux ont brûlé ? Que s'est-il passé ?


C'était à l'été 2023. Avec les bombardements russes sur les infrastructures énergétiques, le réseau électrique en Ukraine est fréquemment coupé ou connaît des surtensions. Du coup, les appareils électroniques souffrent. Un appareil a pris feu chez nous, et malheureusement il se trouvait dans le local des serveurs. Quand on s'en est rendu compte c'était déjà trop tard. On a perdu des données, mais rien de très grave car nous avions des copies de presque tous les dossiers sur d'autres serveurs.



Certains salariés de Frogwares ont été mobilisés au front, peux-tu nous en dire plus ?


Nous avons actuellement une demie douzaine de mobilisés. Fin 2022, nous avons perdu un ancien salarié qui a été tué aux environs de Bakhmout, nickname « Fresh », qui a laissé derrière lui deux enfants. À peu près au même moment, je me trouvais dans le Donbass de mon côté, vers Toretsk.

Tu avais déjà un passé militaire avant d'aller à Toretsk ?


Oui, avant de créer Frogwares j'étais engagé dans l'armée française. J'avais notamment été envoyé en opérations extérieures. Durant mes permissions, je faisais également des voyages sur mon temps libre et c'est comme ça que j'ai découvert l'Ukraine en 1998. Et ça m'a bien plu, même si à l'époque personne ne recommandait d'aller là-bas.


Sherlock Holmes – Chapter One (2021).


Et donc après les opex, tu as décidé de fonder Frogwares en Ukraine ?


Oui j'ai quitté l'armée pour faire un an de DUT hygiène et sécurité à Paris pour devenir officier des sapeurs-pompiers, mais finalement j'ai préféré fonder Frogwares. Je n'avais pas de formation en informatique mais j'étais un joueur assidu, ce qui s'est avéré très formateur pour conceptualiser un jeu. J'ai emprunté de l'argent à ma mère, c'était mon capital de départ, et l'objectif initial était de faire de l'outsourcing pour d'obscures sociétés parisiennes pour apprendre le métier. Ça n'a pas été simple car les sociétés avec lesquelles nous collaborions ont fait faillite avant la sortie du jeu Sherlock Holmes sur lequel on travaillait. C'était l'éclatement de la bulle Internet. On connaît la suite : on a finalement vendu le titre à Wanadoo, qui a fait faillite à son tour. Bref, c'était une autre époque et je ne la regrette pas !


Sherlock Holmes et le Mystère de la Momie (2002).


25 ans plus tard, Frogwares est toujours là et les jeux Sherlock Holmes aussi. Quels sont justement les projets en cours ? Un nouveau Sherlock en préparation ? D'autres projets de jeux d'aventure ?


On est nés avec Sherlock Holmes, et je ne compte pas abandonner cette licence. Dans le domaine du jeu d'aventure, j'ai aussi été contacté il y a peu de temps par l'équipe qui travaille sur un remaster du jeu Maupiti Island de 1990. Mais en raison de la taille de notre studio, qui compte une centaine de personnes, nous ne pouvons plus travailler sur des projets de ce style. En fait, on ne peut plus vraiment faire du jeu d'aventure. On a fait le remake de « The Awakened », qui est sorti en 2023 : cela se passe finalement assez bien au niveau des ventes, et on vient d'ailleurs de rentrer dans nos frais, mais c'était assez inespéré pour ma part. Sincèrement, je pensais que nous allions perdre de l'argent en faisant ce jeu. Mais le plus important, c'était d'assurer un emploi stable à nos collaborateurs pendant cette période. C'est une bonne chose que nous ayons pu assurer cela, et sans perdre d'argent finalement.


Sherlock Holmes – The Awakened – Remastered (2023).


Frogwares travaille aussi sur « The Sinking City 2 », quoi de neuf sur ce projet ?


Nous avançons bien et la campagne Kickstarter du jeu va d'ailleurs bientôt démarrer. En parallèle, nous avons déjà lancé une première phase de tests très active auprès des joueurs. Je préfère être clair pour Planète Aventure : ce n'est pas un jeu d'aventure, tout comme The Sinking City n'était pas un jeu d'aventure. Mais c'est un style de jeu qui touche davantage de joueurs et qui utilise davantage de techniques de gameplay. Pour nos propres collaborateurs qui travaillent sur la création de ces jeux, c'est aussi un très bon moyen d'apprendre et de progresser.


The Sinking City (2019).


À propos de Kickstarter, Frogwares avait pu lever environ 250.000 euros il y a 2 ans pour financer le jeu « Sherlock Holmes - The Awakened - Remastered ». Est-ce que cette somme a permis de financer une part importante des coûts de développement ?


Nous avons une centaine d'employés et donc le crowdfunding de The Awakened a constitué une aide précieuse, mais relativement modeste par rapport au coût global du projet. En revanche c'était un excellent moyen d'évaluer l'intérêt suscité par le jeu et de créer un lien plus fort avec nos joueurs, en leur proposant notamment des contenus exclusifs et en pouvant interagir directement avec eux. D'où notre envie de continuer à organiser des campagnes Kickstarter, avec l'idée par exemple de proposer aux joueurs des éditions en boîtes physiques et des goodies qui n'existeront qu'en édition limitée. Beaucoup de nos joueurs sont demandeurs de ce type de contenus.

Par quels canaux les équipes de Frogwares échangent avec les joueurs ?


Cela passe bien sûr par les réseaux sociaux, mais aussi par le serveur Discord que nous avons lancé il y a quelques années, et qui regroupe une petite communauté notamment centrée autour de Sherlock. C'est une communauté qui crée beaucoup de fans-arts, et je trouve qu'il y là-dedans quelque chose d'assez touchant. J'adore le fait que les joueurs s'emparent de nos personnages en les amenant autre part à travers leur propre interprétation. C'est en quelque sorte une continuation de l'œuvre. Et nous-mêmes, chez Frogwares, nous continuons les œuvres de certains auteurs.


Travail sur les personages de Holmes et Watson pour Sherlock Holmes – The Awakened – Remastered (2023).


Si l'on prend justement du recul, j'ai l'impression que les jeux de Frogwares sont devenus plus sombres au fil des années, non seulement au niveau des graphismes, mais aussi des intrigues. Est-ce le reflet de la guerre en Ukraine, et plus généralement d'une époque de désillusions par rapport à l'optimisme des années 2000 ?


À vrai dire, pas vraiment. Blague à part, de mon point de vue, les années 2000 étaient déjà un monochrome gris : au milieu des années 2000, on n'avait pas de toilettes dans les bureaux et on allait manger tous les midis dans une petite pizzeria à côté du bureau pour 7 hryvnias, soit environ 2€ à l'époque. C'était la dèche. Ce n'était pas « mieux avant ». Au fond je dirais plutôt que l'Occident est désormais rattrapé par des problèmes qui se posaient déjà dans d'autres pays.

Le « sérieux » que l'on trouve dans nos jeux est différent, dans « Sherlock Holmes Crimes and Punishment », il y a une réflexion sur les faits, sur la vérité et la justice. Dans ce jeu on peut prendre des faits, on peut les tordre, les interpréter de différentes manières. Et dans « Sherlock Holmes Chapter One », on aborde aussi ce thème de la vérité et de son interprétation. C'est un jeu où Sherlock veut trouver la vérité, mais où l'on se rend compte qu'il s'est menti à lui-même pour ne pas voir certaines choses. On peut y voir un écho à des thématiques actuelles, notamment avec ce qui se passe en russie où des moyens rhétoriques très classiques servent à nier en permanence la vérité.

En parallèle de cela, à propos de l'évolution des thématiques de nos jeux, je dirais que la comédie est un style qui vieillit mal, d'où le fait qu'on a abandonné cette approche. Je reparlais dernièrement du jeu « 80 Jours », qu'on avait sorti en 2005 dans ce style plutôt « comédie ». De nos jours, certaines blagues de ce jeu me semblent catastrophiques : le héros Oliver se déguise à un moment en femme de ménage noire, on croise des matelots gays caricaturaux... c'était un jeu ambitieux mais vraiment trop inégal, qu'on ne préfère plus commercialiser aujourd'hui. Entre-temps il y a eu une prise de conscience sur certaines thématiques de société, et c'est important d'en tenir compte. Par exemple, nous avons désormais introduit une parité hommes-femmes au niveau des personnages de nos jeux, et je trouve que ça apporte une autre expérience narrative.


80 Jours (2005).



Sherlock Holmes – Crimes and Punishment (2014).


Frogwares s'était aussi lancé dans d'autres styles que la comédie avec le jeu de stratégie World of Battles en 2010 et surtout les jeux casuals d'objets cachés de 2008 à 2013. Ca aussi, c'est fini ? Il y a pourtant des fans qui regrettent encore aujourd'hui l'arrêt de World of Battles...


World of Battles, c'était vraiment un jeu fait avec le cœur. J'adorais ce jeu, on pouvait faire des batailles en 5 minutes dès qu'on avait un peu de temps... mais c'est aussi un jeu sur lequel on n'était pas prêts commercialement. On n'aurait pas dû le faire en free-to-play. C'était un jeu en ligne sur lequel on perdait régulièrement de l'argent, donc on l'a arrêté en 2013. On avait une équipe de 30 personnes qui travaillait dessus : en réalité, il aurait fallu qu'une partie de l'équipe de Frogwares se spécialise dans le jeu de stratégie pour le reformater et repenser son modèle de vente, mais ce n'était pas envisageable.

Concernant les jeux casuals, notre filiale Waterlily existe toujours juridiquement, mais non en effet nous ne ferons plus de jeux casuals. La raison d'être de ces jeux, c'est qu'à partir du milieu des années 2000, j'avais cherché à diversifier Frogwares vers des productions qui ne nécessitaient pas d'avoir recours à un éditeur. C'est pour ça qu'on a fait World of Battles et des jeux casuals, qui se vendaient en téléchargement. Et même si la plate-forme de téléchargement prenait une commission de 60 ou 70%, c'était toujours mieux qu'avec un éditeur et un distributeur retail, sans compter qu'ils nous payaient chaque mois. Mais vers 2013-2014, le jeu casual est un style qui s'est réorienté vers le mobile et c'était une autre expertise de production. On a préféré arrêter. Maintenant que Frogwares est le seul éditeur de tous ses jeux, nous n'avons plus besoin d'y revenir.


World of Battles (2010).


Justement, à propos des problèmes que Frogwares avait rencontré avec ses éditeurs, et dont on avait discuté sur Planète Aventure en 2020 : tout ça est réglé, c'est derrière toi désormais ?


Oui j'en ai terminé et je suis content que ce soit fini. Ça a été pénible, et heureusement que nous sommes devenus nos propres éditeurs, car dans le cas inverse il est probable que nous n'existerions plus. Avec la guerre en Ukraine, les éditeurs auraient pu faire valoir le cas de force majeure pour rompre leurs contrats avec nous, et nous n'aurions plus été rémunérés. Il faut savoir que lorsqu'on signe un contrat avec un éditeur, ce dernier demande par exemple qu'on ait une « safe room » protégée 24h/24, que la sécurité des données soit garantie, qu'on ait d'ailleurs une assurance pour ça, etc. Or avec la guerre, l'assurance saute, il devient impossible de garantir que les équipes restent opérationnelles à tout moment et on ne peut plus garantir la sécurité des installations en raison des bombardements. Dès lors, l'éditeur a tout le loisir d'interrompre le contrat et de demander à récupérer lui-même les données en mettant le développeur sur le bord de la touche. En récupérant complètement les droits sur nos jeux nous avons évité cela, et cela nous permet d'être beaucoup plus résilients dans une époque où cette notion est devenue centrale pour nous.