Reprobates,
une interrogation sur la création et sur la mort
Caractéristiques
Développeur Future Games - Éditeurs Micro Application (Fr) / dtp entertainment AG (D)
Sortie : Septembre 2007 - 3ème personne 3D - Point & Click
Présentation
Le 14 septembre 2007, le studio tchèque Future Games, fondé en 1999 à l‘initiative de Martin Malik, propose aux aficionados du jeu vidéo d’aventure PC Reprobates Aux portes de la mort édité par MicroApplication. Future Games n’en est pas à son coup d’essai puisqu’en 2003, The Black Mirror[1] a fait un tabac suivi de Ni.Bi.Ru en 2005. Notons en passant qu’en 2009 sortira Tale of a Hero et qu’Alter Ego reste en attente, alors que Ron Loo a été abandonné.
Les jeux développés par Future Games appartiennent à cette catégorie qu’en littérature on nomme fantastique ce qui demeure un terme générique qu’on pourrait définir comme l’intervention du surnaturel maléfique dans une existence ordinaire, la mort ne jouant pas forcément le second rôle. Le premier titre envisagé pour Black Mirror était d’ailleurs Le Messager de la Mort. Le mystère, l’incompréhension et parfois l’horreur, mais jamais le morbide, auxquels est confronté le personnage se transmettent par osmose au joueur.
Reprobates ne bénéficiera pas du succès escompté, les développeurs ayant introduit des séquences chronométrées et un personnage dont l’énergie, nourriture et eau, doit être fréquemment renouvelée, celle-ci s’amenuisant avec ses déplacements, ainsi que quelques mini-jeux sollicitant plus d'adresse que de réflexion. ’Nous avons essayé avec Reprobates d'apporter de nouveaux éléments au genre "aventure", mais il semble que les joueurs dans leur majorité n'ont pas apprécié.’ (Martin Malik).
Cette atmosphère sombre, que les effets atmosphériques, les jeux de lumière, les graphismes en 3D et les expressions faciales et corporelles des personnages renforcent, si particulière aux jeux développés par Future Games est à nouveau particulièrement sensible dans Reprobates où le personnage central côtoie constamment des situations à risques, des blessés graves ou des morts.
Récit scénaristique
Reprobates doté d’un superbe scénario, très original qui tient en haleine est encore un prétexte à réfléchir sur la vie en général et celle que nous menons en particulier.
L’aventure débute comme un triste fait divers.
Adam Raichl, jeune technicien tchèque de 22 ans, réside à Prague. Un soir, il sort précipitamment de chez lui et monte dans sa GMC pour rejoindre en hâte sa petite amie. Il roule à vive allure lorsque brutalement, il éprouve une fulgurante douleur crânienne et perçoit un flash violent. Il ne ralentit cependant pas. Lorsque son téléphone portable sonne, il commet l’erreur de prendre l’appel quelques secondes avant d‘atteindre un carrefour. Sa distraction ne lui permet pas d’éviter un camion-citerne qui a alors le malheur de croiser son chemin. La collision est inévitable et la GMC d’Adam violemment percutée est propulsée dans les décors.
Cet effroyable accident aurait dû coûter la vie à Adam. Là débute le mystère. Car Adam se réveille en apparence bien vivant et sans la moindre ecchymose avec seulement de vagues souvenirs de ce qui s‘est passé la veille au soir. Il ne se trouve pas dans un lieu médicalisé mais dans un petit bungalow métallique aux allures de cellule monastique tellement il est sommairement meublé : un lit, une douche, des toilettes. Sur les parois, quelques inscriptions, des noms, des dates lui donnent à penser que d‘autres l‘ont précédé. A l’extérieur, il découvre que disséminés sur la partie basse d’une île perdue, se trouvent neuf autres constructions identiques et, surplombant le tout, perché sur la falaise, et dominant le site, un beffroi inaccessible.
Adam pourtant n’est pas seul : la majorité des bungalows est occupée et par des gens qui lui sont étrangers, sans aucun lien, provenant de divers horizons sociaux (Simon est avocat, Herman boucher et Izmael mystique et illuminé) ou géographiques, et même d’époques différentes comme il finira par le découvrir. Ainsi si Adam est parfaitement ancré dans son époque, celle des années 2000, Boris le russe vit encore sous l’ère soviétique, l’actualité d’Hermann le suisse reste centrée sur Nixon et le Watergate, tandis que l’activité de Dorothy l’américaine se trouve avoir été dans le World Trade Center dont elle ignore l‘effondrement.
Si chacun de ces individus possède son propre caractère, tous ont en commun qu’ils semblent être, à l’image d’Adam, des rescapés du dernier instant avec chacun son interprétation de la réalité qu’il vit - Maria l’italienne est persuadée de participer à une émission télévisée -, empreinte de doutes. Se lier dans de telles conditions relève de l’exploit ; en dépit de la profonde solitude dans laquelle chacun se trouve, personnalisée par Yukkiko, la japonaise muette, il va pourtant falloir s’entraider et surtout dans le cas d’Adam chercher à comprendre, chercher à répondre aux milliers de questions qui se pressent dans son esprit.
Sont-ils vivants ? Sont-ils morts ? Où sont-ils au Purgatoire comme en est persuadé Izmael ?
Comment dans le premier cas ont-ils pu survivre ? Qu’est-ce que cet endroit où ils se retrouvent, Paradis par certains côtés libéré de toutes contraintes ou Enfer dans cette impossibilité de communiquer ? Comment sont-ils arrivés là ? Pourquoi sont-ils là, que font-ils là ? Où se trouve cette île dont personne n’a jamais entendu parler et qu‘il semble impossible de quitter ? Quel rôle joue la cloche du beffroi ? Pourquoi tout le monde s’endort-il dès que celle-ci résonne de son 3ème coup ? Et d’où viennent ces cauchemars qui hantent leurs nuits et celles d’Adam ?
Symbolique et sens cachés
L’aventure d’Adam - le protagoniste de Reprobates porterait-il ce prénom par hasard ? - se construit sur 7 jours comme la Création. Il supporte 3 cauchemars et n’entend que 3 battements de cloche : chacun connaît la valeur symbolique de ce nombre. Les déplacements se font à un rythme très lent - est-ce là souci technique comme beaucoup sont enclins à le croire ou volonté délibérée des développeurs ? Le personnage a eu un accident en partie parce qu’il roulait trop vite : la vitesse en d’autres termes l’a mené directement à la mort. Est-ce que la lenteur en revanche ne pourrait pas le ramener à la vie ? D’autre part, la vie ne se fragilise-t-elle pas lorsqu’on la brûle par les deux bouts ? Durant les 3 ou 4 premiers jours les actions sont particulièrement répétitives : est-ce irréaliste ou trop réaliste ? L’interactivité de plus à ce moment est d’une pauvreté exemplaire : pierres, herbes, bâtons - items conformes à un retour à l’origine de l’humanité non dissimulé puisque destinés à faire du feu, être utilisés comme projectiles, servir de levier ou de perchoir - alors qu’au contraire si besoin est de redonner des forces à Adam, fruits, biscuits, boissons, sources pullulent - le bon sauvage de Rousseau n‘est pas loin et les besoins primordiaux non plus. Lorsque celui-ci se sera adapté à son environnement et aux autres, il aura seulement alors la possibilité d’enrichir son inventaire. En ce qui concerne ses dépenses énergétiques, elles sont accrues lorsqu’il court à l’écran sur l’île, mais il n’en gaspille pas pour quitter l’écran (une autre façon de mourir), ni lors des cauchemars : Le sommeil est une mort temporaire. La mort est un sommeil prolongé. (Shrî Ramana Maharshi).
Durant ces quatre premières journées, dans l’incapacité et de comprendre et d’agir - cela a-t-il un sens ? - Adam n’a d’autres choix que de parcourir l’île en tous sens à la recherche de ses compagnons d’infortune, ‘disséminés au gré de leurs envies ou de leurs angoisses’[2] pour tenter d’entamer un dialogue (et ludiquement de débloquer la situation). Et pourtant tout les sépare comme on l’a vu, mais cette volonté d’entrer en communication fait partie de la survie : Yukkiko la muette pleure sur le corps de son amie et protectrice Danica après que celle-ci s’est suicidée. La solitude est inacceptable parce qu’invivable.
Evidemment si l’on restait dans cette optique durant des heures, le jeu deviendrait vite fastidieux quelles que soient les intentions des auteurs : ceux-ci ont su contourner ce problème en recourant au moteur graphique AGDS qui donne des perspectives en plongée ou en contre-plongée et permet des animations. Ainsi l’île qu’Adam parcourt se modifie grâce aux changements d’angles et de prises de vue, comme si au fil du temps son environnement lui devenait plus familier ou plus étranger (et plus pesant)[3].
Cette réflexion sur l’origine, la difficulté de vivre et le sens de la vie est omniprésente dans Reprobates même si elle n’est pas flagrante. N’oublions pas que nous demeurons dans le cadre d’un jeu conçu en principe pour distraire.
Lors des cauchemars d’Adam, le joueur se voit dans l’obligation de se soumettre à des mini-jeux chronométrés qui n’apparaissent pas gratuitement et se trouvent parfaitement intégrés au scénario et adaptés à l‘idée sous-jacente qui conduit celui-ci. Si évidemment ces séquences minutées incontournables ne font pas forcément le bonheur des joueurs d’aventure-réflexion, Martin Malik dit à ce sujet : Je ne pense pas que cela soit complètement hors sujet. A côté d’un désir d’innovation qu’il revendique, existe une volonté de cohérence. Durant ces cauchemars, le temps s’accélère (ou simplement existe) et le pouvoir d‘agir d‘Adam également. Il retrouve paradoxalement sa liberté d’action lorsqu’il est endormi. Son objectif n‘est plus de survivre au quotidien, mais comme sans doute pour nos ancêtres primitifs, d’exorciser ses peurs les plus profondes : agoraphobie, acrophobie, … et surtout thanatophobie et de prendre conscience de la mort pour en accepter l‘idée.
La mort dans Reprobates
Car la mort, et plus précisément la mort violente, est elle aussi omniprésente dans Reprobates et ne concerne pas uniquement l’accident déclencheur d’Adam.
Après chaque nuit passée sur l’île, certains des individus côtoyés la veille ont disparu sans explication et sont remplacés par de nouveaux visages, une autre symbolique de la vie. Mais la mort prend des dimensions réelles avec le pendu du premier cauchemar, qui quelque part (messages laissés par le défunt) donne les moyens à Adam de se surpasser pour réintégrer sa réalité.
A la fin du troisième jour, Danica met fins à ses jours en se jetant du haut d’une falaise.
Durant le second cauchemar, la voiture d’Adam se trouve bloquée sur un passage à niveau alors qu’un train arrive. A peine s’est-il sorti de cette situation périlleuse, qu’il est impliqué dans un nouvel accident de la route : la voiture s’embrase et sa ceinture le bloque. Lorsqu’il est parvenu à s’extirper, il découvre une caravane près de laquelle gît un homme électrocuté, et dans laquelle un autre homme est en train de mourir asphyxié.
Quant à la seconde voiture de l’accident, elle est en déséquilibre et s’embrase à son tour avec à l’intérieur deux passagers en mauvais point. Adam lui-même est blessé. La femme à peine sortie de la voiture commence à s’étouffer avec sa langue et a une vilaine plaie à la jambe quant au conducteur il est cardiaque et a absolument besoin de prendre ses médicaments. Adam ne sortira de ce cauchemar que s’il parvient à préserver la vie de tous ces protagonistes, lui compris.
Lors du quatrième jour, Adam ne peut pas descendre seul dans la grotte à flanc de falaise : s’il le fait, Simon l’avocat lui dérobera sa corde et piégé, il devra recommencer sa journée à l’identique ; il éprouve donc la nécessité de trouver quelqu’un en qui il ait pleinement confiance, comme si sa vie (ou sa mort) dépendait d’autrui.
Le cinquième jour, Adam trouve Maria dansant autour du cadavre de Simon : Edwin l’écossais a frappé l‘avocat qui se montrait odieux avec Yukkiko.
Au cours du quatrième cauchemar, Adam se trouve contraint de se débarrasser d’Edwin sous l’emprise d’une folie meurtrière.
Le septième jour, Adam trouve encore un cadavre, cette fois dans une morgue, qui comme le pendu lui permettra de trouver une échappatoire en compagnie d‘Eva : est-il nécessaire de revenir sur la symbolique des prénoms ?
La mort présente, accidentelle ou provoquée, ou les situations pour lesquelles elle sera un terme sont donc une constante dans Reprobates[4], voyage initiatique teinté de pessimisme et de désespérance mais où l’espoir et donc la vie attendent peut-être le personnage central (et sa compagne) à son terme.
Où se trouve la vérité ? Où se trouve la réalité ? Sur ce fil ténu qui sépare le vécu de l’onirique, à cet instant fragile qui permet ou non de basculer de vie à trépas ? Conformément à leur habitude, et les développeurs de Future Games nous y ont habitués, la fin du jeu n’est pas une fin en soi, mais une fin ouverte qui pose plus de questions qu’elle ne répond à celles que l’on se pose.
Reardon, Octobre 2011