Au cas où des personnes n'aient jamais joué ou terminé Syberia, je précise que mon message évoque largement certaines parties des jeux, dont la fin.
Une œuvre crée du sens, opère des résonances sur plusieurs dimensions (poétique, spirituelle, etc).
En créant quelque chose de plus venant s'articuler autour d'un ensemble pensé de manière fini, les résonances qui existaient et opéraient sur et en nous jusque là, en sont à tout jamais changées, parce qu'on en vient à considérer ce surplus. On peut trouver de nombreux exemples en littérature, cinéma, jeu vidéo, etc...
Par ailleurs, une suite reviendrait à rationaliser l'univers de Syberia, et par là-même, son scénario en lui définissant un cadre temporel et spatial. Or, justement, si ces deux jeux ont résonné de manière si profonde en moi, c'est parce que l'histoire tendait au fur et à mesure de son déroulement à l'effacement de ces frontières.
Kate Walker vit dans un univers presque rationnel au début ; elle est avocate, vit à New-York, et est entouré d'un environnement concret, stéréotypé et fermé, voire étouffant : la mère, le petit copain, la meilleure amie, le patron... Mais elle se voit offrir la possibilité de s'évader de cette réalité. Dès le début, Valadilène en donne déjà une vision altérée (la ville semble comme figée dans le temps, et puis l'existence-même des automates que l'on croise n'a déjà presque rien de crédible si on l'analyse de manière terre-à-terre). La suite montre que le mouvement du jeu se fait de l'ouest vers l'est, toujours plus loin, vers le froid et le blizzard.
Quand je jouais à Syberia, l''atmosphère mélancolique me saisissait : j'avais l'impression de dire adieu à chaque personnages que je croisais comme si je n'allais jamais les revoir ; C'est parce que le peu que l'histoire me permettait de connaître de leur personnalité créait un lien d'affection avec eux, et j'arrivais d'autant plus à me projeter à travers Kate et ressentir ce que ressentirait quelqu'un qui effectuerait un tel voyage, dont l'idée qu'il n'en reviendrait pas ; il n'y a qu'une seule voie de chemin de fer, et le train ne peut rouler qu'à sens unique.
À la fin de la partie du jeu se situant à Barrockstadt, on se trouve sur un ancien poste-frontière. En regardant au delà de ce point à travers une lunette, on aperçoit une sorte de grand vide désertique et un arbuste mort, comme s'il n'y avait rien au-delà, en tout cas plus rien n'appartenant au monde connu. C'est la direction que nous suivons pourtant par la suite.
En fait, tout Syberia se situe sur une déchirure entre deux univers, comme si le jeu était lui-même une gigantesque frontière que toute sa vie durant, Hans Voralberg aurait cherché à dépasser. Kate a le choix à la fin du premier jeu de tout arrêter et de revenir à New-York, mais elle dépasse cette frontière et fait de son voyage une quête personnelle dont elle prend l'initiative, celle d'accompagner Hans Voralberg jusqu'au bout.
C'est dans Syberia II que l'on perd complètement les notions d'espaces, de lieu, et de temps. Qu'est-ce que la vallée des mammouths, sinon une sorte de « Neverland » ? Et qui est Hans sinon, un Peter Pan, qui aurait tenté toute sa vie, d'aller là-bas, y parvenant finalement au soir de sa vie ? Toute la mélancolie des jeux tient d'ailleurs du fait que la mort plane constamment sur un monde fragile, se désagrégeant sans cesse, et ce dès l'arrivée de Kate à Valadilène. Plus tard, si Oscar doit mourir, c'est parce qu'il ne peut aller au-delà d'une certaine frontière de par sa nature d'automate (bien sûr d'un point de vue symbolique, non pas dans le cadre du scénario). Une part de lui appartient au monde matériel, et c'est cette part qui va aider Hans à pouvoir continuer physiquement son voyage.
Ce monastère inaccessible et ces vieux ecclésiastiques situés à l'écart du monde – mais pas complètement en dehors – offrent une autre résonance avec la symbolique du jeu.
Enfin, la vallée des mammouths, c'est ce sanctuaire du rêve, figé dans le temps et l'espace, ou plutôt abolie de leur frontières, et qui n'existe sur aucunes cartes.
C'est pour cela que quand Syberia II se termine, je ne me suis pas demandé ce qu'il allait advenir de Kate, car pour moi, à tout jamais, elle regarde Hans s'éloigner vers le néant sur le dos d'un mammouth.
Pour vous, ce que je raconte n'est peut-être qu'une construction intellectuelle complètement artificielle, du blabla grandiloquent, mais je ne fais que traduire avec des mots et des idées ce que j'ai profondément ressenti (je n'ai terminé ces jeux en tout et pour tout, qu'une seule fois il y a 6 ans. Tous les passages que j'évoque sont issus de mes souvenirs; c'est vous dire si j'ai été marqué).
L'Amerzone n'a pourtant pas provoqué d'appel à une suite de la part des joueurs, alors que le jeu racontait une histoire semblable à celle de Syberia, de manière plus schématique et synthétique. Là, personne ne s'est demandé ce qu'il allait advenir du journaliste que l'on dirige alors qu'il n'a aucun échappatoire là où il se trouve. Par rapport à Kate Walker, il ne s'incarne pas à travers un visage : il n'est personne d'autre que nous-même. Paradoxalement, c'est pour que le joueur s'identifie mieux au personnage que l'on incarne que la figure de Kate était nécessaire dans ce cadre narratif (contrairement à celui de Myst par exemple) : sa personnalité un peu fade mais bien présente, permet à chacun de vivre l'aventure à travers elle.
Peut-être avez-vous ressenti des émotions semblables en jouant à Syberia, et peut-être comprenez-vous ainsi pourquoi je trouve si terrible l'idée-même d'une suite. Mais tout cela est lié à la question de comment vous considérez le potentiel d'un jeu vidéo : celui d'un simple divertissement, ou au contraire un potentiel d'échos, de résonances, d'idées et de poétiques capables de changer votre regard sur le monde dans lequel nous vivons, mais aussi sur la place que vous pensez y avoir. J'ai souvent lu que le jeu vidéo était un média cloisonné et cloisonnant, mais Syberia fait partie de ces œuvres démontrant le contraire. Et je pensais que nous étions plus nombreux à partager cette idée...